samedi 11 septembre 2010

Blacksad 4 : L'enfer, le silence (2010)

Sebastian « Little Hand » Fletcher est un jazzman hors du commun, un des ces musiciens capables de vous remplir une salle en moins de temps qu'il ne lui faut pour s'installer à son piano et de faire les beaux jours des maisons de disques. Des pépites pareilles ne courent pas les rues, et il faut les ménager, être aux petits soins, comme l'a justement toujours fait le patron de « Lachapelle Records », label le plus renommé et influent de la Nouvelle-Orléans. Mais quand on est héroïnomane comme Fletcher, on est incontrôlable, et « tout à fait capable de faire une bêtise » comme s'en inquiète son mentor, Faust Lachapelle. Quoi de plus naturel pour lui alors de lancer sur sa piste celui qu'on lui a assuré être capable de le retrouver « sans faire trop de grabuge » ? Le détective en question n'est autre que John Blacksad, qui va vite comprendre que la partition qu'on lui a donné est remplie de fausses notes... Du confrère embauché avant lui et évincé sans ménagement au fils Lachapelle, amer et retors, en passant par des musiciens aussi souvent au pénitencier qu'au club de jazz, tous semblent vouloir faire danser Blacksad à leur rythme à eux. Mais c'est bien connu : le chat retombe toujours sur ses pattes...


Cinq ans après « Ame rouge », le détective aux griffes les plus acérées de la BD fait donc son retour, attendu avec impatience par ses fans, une curiosité certaine pour tous les autres, mais avec pour tous la même question : dans quel tourbillon le dur à cuire Blacksad va-t-il être plongé ? Une issue fatale, si on s'arrête à la somptueuse couverture de cet album ? Une histoire étrange, au regard de la quatrième de couverture ? Les premières pages mettent rapidement sur la voie : il sera question de musique, puisque nous voici à la Nouvelle Orléans. Mais nous voilà aussi prévenu : il ne sera pas question uniquement de légèreté et d'insouciance, puisque les premiers mots qui accompagnent le strip-tease auquel assistent Blacksad et son fidèle Weekly sont ceux de Sartre, « l'enfer c'est les autres ». Et Diaz Canales et Guarnido vont constamment jouer sur cette dualité, d'un côté une ville festive, de l'autre des habitants à l'âme tourmentée. Cela se traduit, côté scénario, par une construction non linéaire, où les protagonistes apparaissent de manière parfois inattendue, le plus souvent au moment où la page est tournée, ce qui donne de saisissants changements d'ambiance, et imprime un rythme vraiment particulier à l'album. L'intrigue imaginée par Diaz Canales, autour de la musique bien sûr, mais qui cache des ramifications, confirme le savoir-faire du scénariste dans la bande dessinée noire psychologique, car, comme pour les précédents tomes, ses personnages ont une réelle épaisseur, et celle-ci sert directement la dynamique du récit.
Et si cela fonctionne aussi bien, c'est parce que Guarnido n'a rien perdu de son incroyable talent, et que son dessin est toujours aussi spectaculaire, même dans les scènes les plus calmes. On a rarement vu une bande dessinée animalière aussi expressive que Blacksad, et l'engouement autour de cette série est justifié : voici une oeuvre intelligente, qui prend le temps de se construire.
Et pour les petits veinards qui habitent pas loin de Château-du-Loir, dans la Sarthe, une visite à la bibliothèque municipale s'impose : les planches agrandies de ce quatrième tome de Blacksad y sont exposées du 14 septembre au 2 octobre. Entre autres réjouissances autour du noir (programme détaillé ici) Je serai d'ailleurs présent le vendredi 24 septembre, pour présenter une sélection des meilleures BD polars de ces vingt dernières années. Exercice difficile, mais une chose est sûre : Blacksad en sera !

Blacksad, tome 4 : L'enfer, le silence
Scénario Juan Diaz Canales et dessin Juanjo Guarnido
Dargaud, 2010 - 56 p. coul. - 13,50 €

dimanche 5 septembre 2010

Les Héros du peuple sont immortels : Gil Jourdan et Spirou en intégrales

S'il est un éditeur qui traite ses grands anciens avec tout le respect qu'ils méritent, c'est bien Dupuis, dont la politique actuelle de rééditions des classiques de son catalogue est des plus intelligentes, au travers d'intégrales toutes plus soignées les unes que les autres. Non, non je n'exagère pas... Et je vous ai déjà signalé dans ces pages tout le bien dont je pensais de cet important travail patrimonial (notamment à propos de Tif et Tondu).
Mais à ma grande surprise, je me rends compte que je ne vous avais pas encore parlé ici de la somptueuse intégrale de Gil Jourdan, de l'immense Maurice Tillieux. Le tome 3, qui couvre la période 1964-1970 et regroupe « Le gant à trois doigts », « Le chinois à deux roues », « Chaud et froid » et « Pâtée explosive » - soit les albums 9 à 12 de la série - est sorti au début de l'été, clôturant la période où l'intrépide détective est entièrement l'oeuvre du seul Tillieux. Dans son érudit et passionnant dossier de présentation, José-Louis Bocquet, grand connaisseur de l'oeuvre Jourdanesque, resitue chacun des albums dans son contexte, et rappelle toute l'importance du scénariste au sein de la profession à cette époque, et le rôle, presqu'inconscient, qu'il eut alors pour la reconnaissance du métier auprès des éditeurs.
Au delà de cet aspect, José-Louis Bocquet décortique toute la mécanique à l'oeuvre dans ces aventures, et souligne que l'auteur a parfois subi la contrainte des 44 planches – étalon inébranlable alors – le poussant, par exemple, à accélérer la fin d'un récit expérimentalement débuté en temps réel, « Le Gant à trois doigts », qui n'en demeure pas moins extrêmement plaisant au final. Tout comme le reste également « Le Chinois à deux roues », une expédition épique à bord d'un camion, sous une pluie constante. C'est bien là toute la force des aventures de Gil Jourdan : près d'un demi-siècle après leur sortie, elles sont toujours incroyablement lisibles, drôles et ont conservé leur inventivité originelle. On ne dira jamais assez combien Maurice Tillieux était un auteur majeur, du reste de plus en plus sollicité pour des scénarios pour une foule de confrères, ce qui – hélas – le contraindra à abandonner le dessin de sa série phare.

C'est à cette époque où Tillieux lâche les rênes de Gil Jourdan que Fournier s'empare de celles de Spirou et Fantasio, tout juste lâchées par Franquin.
Là encore, le premier volume de ces premières « années Fournier » (1969-1972) est présenté par José-Louis Bocquet, qui retrace les débuts d'un jeune auteur, tout surpris de se voir proposer la série reine de l'hebdomadaire, alors que son «Bizu » traîne en queue de peloton des impitoyables référendums du magazine... Extrait de la conversation rapportée par Bocquet, entre Charles Dupuis et Jean-Claude Fournier :

« ça va, monsieur Fournier, vous êtes content de votre carrière ? »
« Oui »
« Les résultats sont pas terribles »
« Pas terribles... En effet... »
« Aussi, on a pensé à vous pour reprendre les aventures de Spirou et Fantasio ! »
Je me dis « C'est une blague ? »....

Mais ce n'en était pas une, et Fournier restera aux commandes de la série jusqu'en 1979 , et l'album « Des haricots partout ». Ce premier tome contient les trois albums « Le Faiseur d'or », « Du glucose pour Noémie » et « L'abbaye truquée ». Si la présence de Franquin se fait sentir dans le « Faiseur d'or », ne serait-ce que parce qu'il y dessine une dernière fois le Marsupilami, avant de le garder rien que pour lui, Fournier s'émancipe du Maître dès les albums suivants, en particulier en créant des personnages bien à lui, et qui marqueront à leur tour la série, comme Itoh Kata, le prestidigitateur nippon, ou l'organisation de malfaisants « Le Triangle ». La Bretagne chère à l'auteur est également présente et le demeurera tout au long de ces années « Spirou ».
Ce tome est agrémenté d'histoires courtes parues dans la revue, et jamais rééditées depuis. Il ne faut pas hésiter à relire ce Spirou-là, à qui Fournier a su, au fil des albums, donner une personnalité plus forte qu'on ne le croit.

Intégrale Gil Jourdan – Tome 3
Texte et dessins Maurice Tillieux
Dupuis, 2010
240 pages couleur – 24 €

Intégrale Spirou et Fantasio – Tome 9
Texte et dessins Jean-Claude Fournier
Dupuis, 2010
240 pages couleur – 19 €