dimanche 16 décembre 2012

[Chronique] - Castilla drive (Anthony Pastor)

Robert Salinger est détective privé, à Trituro, Etats-Unis. Ou plutôt était, car il s'est volatilisé dans la nature, laissant du jour au lendemain sa femme Sally se débrouiller avec les gosses.   Sally a donc repris le bureau de son mari, et suit comme elle le peut les affaires qui se présentent... quand affaires il y a. Car c'est plutôt le calme plat de ce côté, et, en cette période de Noël, ce serait bien qu'un gros client franchisse la porte de l'agence, histoire d'aider Sally à régler des dettes qui s'accumulent. Surgit alors Osvaldo Brown, alias « le Survivant », mais on ne peut dire qu'il ait la gueule de l'emploi, question portefeuille. C'est un pauvre bougre qui s'est fait tirer dessus, y a laissé une oreille, et vient voir Sally pour qu'elle retrouve ses agresseurs, car il n'a qu'une crainte : que ceux-ci ne viennent finir le boulot... La jeune femme commence par décliner l'offre, car sa branche à elle, c'est plutôt l'arnaque aux assurances et l'adultère. En plus, en questionnant Ray, flic chargé de l'affaire, elle apprend que celle-ci est compliquée, car sans témoin. Mais Sally finit par accepter d'enquêter pour Osvaldo, dont la personnalité – l'homme se décrit comme poète – le trouble plus qu'elle ne veut bien l'admettre....

 Une femme abandonnée mais volontaire face à l'adversité, une ville balayée par la neige, le froid et une enquête qui délaisse presque la recherche de la vérité sur l'agression dont a été victime le pitoyable Osvaldo, et préfère s'attarder sur les destinées des personnages principaux, en particulier celle de Sally et de ses enfants, de son mari disparu :  c'est ici plus une quête familiale qu'une enquête policière qui nous est donnée à vivre par Anthony Pastor, qui excelle dans la mise en scène et en images de ses personnages. Ceux-ci sont d'une grande justesse psychologique et on partage sans difficulté les sentiments qui les animent au fil des pages. Tout tourne autour du duo Sally / Osvaldo, en une confrontation entre cette femme forte et fragile à la fois, et cet homme un peu étrange, dont on ne sait s'il est réellement paumé ou s'il joue un rôle qu'il a minutieusement préparé. Autour de ce duo gravitent les enfants de Sally, deux ados de leur temps, agaçants et attachants en même temps, Pat, l'amie finaude et compréhensive qui tient la manucure juste sous l'appartement de Sally, Ray, le flic amoureux transi et dépité, et Robert, le mari qui entrera en scène pour un dernier tour de piste. Sous la neige. Une neige omniprésente, dans une cité aux allures de ville fantôme.
Sous couvert de polar - l'appartenance au genre ne fait pas de doute car les ingrédients du genre y sont -  « Castilla drive » n'est pas loin, en fait, d'être un conte de Noël... Un roman graphique – car là aussi, l'estampille peut y être accolée – en forme de conte, légèrement noir, où il est facile de se laisser embarquer, et qui laisse, un peu, pour une fois, la part au rêve.

Cet album figure dans la sélection du Prix SNCF du polar BD 2013, et dans la sélection Polar 2013 du festival BD d'Angoulême.

Castilla drive
Texte et dessin d'Anthony Pastor
Actes Sud / L'an 2, 2012 – 158 p. pages couleur -
19 €

samedi 8 décembre 2012

[Chronique] - La Peau de l'ours (Zidrou et Oriol)

Tous les matins, sous le soleil de plomb de l'île de Lipari, le jeune Amadeo grimpe à vélo la côte raide qui mène à la demeure du vieux Don Palermo. Arrivé là-haut, il lit son horoscope au vieillard, qui l'attend patiemment, attablé en terrasse, lunettes noires face à la mer. L'adolescent ne se laisserait pour rien au monde dérouter de sa mission, et s'il est régulièrement en retard, c'est parce que la délurée Silvana l'arrête tous les matins, avec l'espoir qu'Amadeo regarde d'un peu plus près ce qu'elle a sous sa jupe. Mais rien n'y fait, et Don Palermo a droit à sa lecture quotidienne. C'est que lui aussi, il attend quelque chose, depuis si longtemps  : une phrase que celle qu'il a aimée il y a bien des années doit lui laisser, dans ce journal, pour lui signifier son retour. Et le vieil homme commence un jour à dévoiler à Amadeo tout son passé : ces jours lointains où il était encore Téofilio, jeune montreur d'ours, puis bientôt au service d'un des parrains les plus dangereux de la ville de Stonfield, Don Pomodoro. Un parrain, qui a une petite fille, Mietta, belle comme le jour. Un parrain dont Teofilio a décidé secrètement de se venger, un jour.

Voici un polar qui sort des sentiers balisés du genre. Ou plutôt, qui réinvente un itinéraire avec les étapes auxquelles l'amateur est habitué : l'ascension du jeune protégé, la rencontre avec la femme, fatale,  car elle change la destinée de l'homme, la vengeance dans un coin de la tête, la violence et la cruauté du chef mafieux. Il y a tout cela, dans «  La peau de l'ours  », des ingrédients pour le moins classique  ; mais le scénario de Zidrou, est construit de manière à s'interroger jusqu'au bout, par aller-retours entre les années 40, celles où Don Palermo était encore le naif Téofilio, et maintenant, où il est ce vieillard fatigué s'accrochant à l'espoir de revoir un jour celle qui a marqué sa vie à jamais. Et le lecteur de s'inquiéter au fil des pages, sur ce qui a bien pu se passer dans ces années où Téofilio était au service du terrifiant Don Pomodoro, l'homme qui ne supporte les tâches de sang sur son costume blanc que si il les fait lui-même... De la tension, il y en a dans ce récit, même si  :
« 
Inutile de faire durer le suspense, Don Palermo ! Vous n'êtes pas mort puisque vous êtes là pour me raconter l'histoire  » lâche, à la moitié de l'album, Amadeo au vieil homme  ».
Réponse :  «
  Tu crois ça ? Et si je te disais que je suis mort un 13 décembre 1938   ?  »
Et voilà comme on relance toute la machine en plein milieu de la narration. Et au service de ce scénario subtil et prenant, il y a le superbe dessin d'Oriol, anguleux et chaleureux à la fois, terrifiant et rassurant en même temps. Tout un art de rendre cette histoire sombre particulièrement lumineuse, notamment grâce à l'emploi de couleurs chaudes.
L'album porte un autocollant «  Coup de coeur  » - on ne sait de qui, d'ailleurs – mais, il devrait plutôt faire figurer «  Coup au coeur  » : il y a autant d'amour que de haine dans «  La peau de l'ours  », de tendresse que de violence, de douceur que de dureté. Et des personnages y sont tout autant touchés dans leur âme et leurs sentiments que dans leur chair. Vraiment un des plus beaux albums de cette année.

A noter : "La peau de l'ours"  figure dans la sélection du Prix SNCF du polar BD 2013.

La peau de l'ours
Scénario Zidrou et dessin Oriol
Dargaud, 2012 – 64 pages couleur
- Collection Long courrier - 14,99 €

dimanche 2 décembre 2012

[Réédition] - SPIROU - La Foire aux gangsters (Franquin et Jidéhem)

 Tout débute par la visite surprise chez Spirou d'un mystérieux japonais, Soto Kiki, qui commence par faire goûter à l'intrépide groom les délices du judo... L'irruption soudaine de Fantasio dans la bagarre ne change rien à l'affaire, et les deux héros sont vite au tapis, et ne doivent leur salut qu'à l'intervention musclée du marsupilami. Le visiteur, calmé, explique alors qu'il ne s'agissait que d'une petite démonstration, et qu'en fait, il a besoin d'eux pour défendre les intérêts d'une famille américaine, persécutée par le gangster Lucky Caspiano. Malgré le récit un peu confus de Soto Kiki, les deux amis acceptent de lui venir en aide et vont vite se trouver au cœur d'une sombre affaire de kidnapping, qui verra son épilogue en pleine fête foraine.

Ne cherchez pas dans la longue liste des aventures de Spirou et Fantasio, une trace de cette « Foire aux gangsters » : cette histoire n'existe pas... Ou plutôt si, mais elle était bien cachée puisque publiée après l'aventure « Le Nid du Marsupilami », dans l'album du même nom. Et si les nombreux fans du sympathique Marsu se souviennent bien de cette aventure exotique en pleine jungle palombienne, la première mettant en vedette la créature devenue mythique de Franquin, combien ont encore en mémoire ce récit à l'ambiance policière qui clôt ce douzième volume de Spirou et Fantasio ? « La Foire aux gangsters » mérite pourtant vraiment de figurer dans toute bibliothèque de l'honnête amateur de polar, tant elle appartient vraiment au genre, même si elle est plus proche des Tontons Flingueurs que de Raymond Chandler.


Les éditions Dupuis rendent justice à cette pépite oubliée dans une magnifique réédition commentée par deux spécialistes de la BD franco-belge en général et de Franquin en particulier, José-Louis Bocquet et Serge Honorez. Leur minutieuse exégèse de cet album commence par une première page « La tentation du noir », qui replace La Foire aux gangsters dans le contexte littéraire et cinématographique de l'époque, et c'est fort justement que les auteurs écrivent : « En cette fin des années 50, la fiction aime s'habiller de noir ». Leur analyse rappelle, également avec justesse, que ce récit policier est aussi emprunt d'une atmosphère parodique et relève d'un genre dont le précurseur fut Maurice Tillieux, avec Félix, puis Gil Jourdan. Et les auteurs de conclure cette première page en rappelant que Franquin et Tillieux se sont à un moment rapprochés mais, qu'hélas, aucune collaboration entre ces deux géants n'aboutit... Suivent alors vingt-deux autres pages de commentaire de l'oeuvre, absolument passionnantes, avec, en regard, une reproduction des planches originales du récit, annotées des indications de Franquin.

Mais avant cette copieuse postface planche à planche, il y a bien sûr la réédition de « La foire aux gangsters », et là, franchement, rarement réédition n'aura eu autant d'intérêt. Pour trois raisons au moins : la première est d'avoir opté pour le montage initial des pages de l'histoire, tel qu'il était paru dans le journal de Spirou en 1958, et d'avoir écarté celui figurant dans « Le nid du Marsupilami », paru en 1960 ; la deuxième bonne raison est que les couleurs de cette histoire ont entièrement été revues par Frédéric Jannin, et... c'est le jour et la nuit avec la version de 1960 - voyez donc la différence entre les deux ambiances nocturnes de la fête foraine où tout se dénouera ;

la troisième raison est que cette « Foire aux gangsters » est un authentique bijou tant elle est riche en rebondissements et mêle habilement suspense et humour, avec l'inattendue présence de Gaston au milieu des gangsters... et, cerise sur le gâteau, la véritable fin de cette histoire est enfin rendue au lecteur de 2012, telle que le lecteur du Journal de Spirou a pu la lire en avril 1958... Car la fin qui figure dans l'édition en album n'est pas du tout la même. Bocquet et Honorez , là encore, nous éclairent sur cette fin initiale, disparue lors de son passage à l'album...

Curieusement, Franquin ne semblait pas tenir en haute estime cette « Foire aux gangsters », allant même jusqu'à la qualifier de « pathétique », ou de « moche » ce second avis étant directement lié au démontage du découpage initial... Je me permets de me ranger aux côtés de Bocquet et Honorez, qui, dans leur analyse, démontrent, planche après planche, combien cette histoire est une mécanique implacable, et qu'il faut absolument la redécouvrir, dans cette version originale :  « Relire '' La foire aux gangsters'' en fac-similé, c'est donc découvrir la version director's cut » affirment-ils. C'est exactement cela. Voici un chef d'oeuvre du neuvième art entièrement restauré, dans une très belle édition. C'est Noël avant l'heure.

La Foire aux gangsters
Scénario et dessin : Franquin et Jidéhem (décors). Couleurs : Frédéric Jannin.
Commentaires : José-Louis Bocquet et Serge Honorez.
Dupuis, 2012  - 86 pages couleur et noir et blanc – 24 €