dimanche 23 février 2014

[Nouveauté] - Le Théorème de Karinthy, par Ulbert et Mailliet (Des Ronds dans l'O)

Dès sa couverture - un manifestant casqué faisant face, pavé en main, à un cordon de forces de l'ordre - cet  album annonce la couleur : elle sera rouge. Comme celle de l'idéologie qui anime les personnages de l'histoire de Jörg Ulbert, ou comme celle du sang qui a nécessairement coulé en ces années 70-80 en Allemagne, du côté de Berlin, ou d'ailleurs. Et quant on retourne l'album, on peut y lire :

"Théorème de Karinthy, également appelé « Les six degrés de la séparation » : modélisation des relations humaines établie par le Hongrois Frigyes Karinthy (1887-1938). Tout individu sur Terre serait relié à n'importe quel autre par une chaîne de connaissances personnelles composée tout au plus de cinq maillons. Au début des années 1980, la police fédérale allemande se sert de ce théorème pour retrouver la trace de terroristes vivant depuis des années dans la clandestinité. "

Voilà donc le lecteur prévenu : il ne va pas se plonger dans un de ces nombreux thrillers qui n'ont d'autre but que de le divertir en jouant la carte du sensationnel -  devenu d'ailleurs conventionnel au fil de piles d'albums interchangeables - mais bien s'apprêter à être confronté avec l'Histoire contemporaine de l'Europe, celle des utopies révolutionnaires, des terrorismes et de leur répression. Celle des "années de plomb", dont les traces sont encore visibles de nos jours.  Et c'est passionnant !


Pour raconter leur vision des mouvements terroristes qui ont agité la RFA et la RDA, les auteurs ont choisi de les faire découvrir de l'intérieur, en suivant, en chapitres parallèles, deux personnages principaux : Otto, flic dont la mission est d'infiltrer un groupe d'activiste d'extrême gauche, pour pouvoir arrêter un chef de réseau et Martin, justement la cible d'Otto.

On suit ainsi d'abord l'arrivée d'Otto à Berlin, et tout son parcours, où il reproduit le plus fidèlement les faits et gestes de celui qu'il traque : inscription à la fac, passage de l'examen de chauffeur de taxi (un métier en or pour passer anonymement entre les mailles des contrôles policiers), fréquentation des bars, politisation. En un mot : se fondre dans le décors, faire partie des meubles, et se faire repérer, accepter par les activistes comme l'un des leurs... sans jamais vendre son âme, ni tomber dans l'illégalité. Mission difficile, sur la corde raide la plupart du temps.
Du côté de Martin, le retour à Berlin est motivé par l'esprit de vengeance : il s'agit de retrouver le responsable de celui qui a causé la mort de sa compagne, au cours d'une arrestation qui a mal tourné. Il doit prendre tout autant de précautions qu'Otto, mais d'un autre ordre... Tout en continuant à agir pour la cause qu'il croit juste. Ici, celle de la défense des nombreux squatts de la ville, autorisés pour certains, les plus anciens et dont les propriétaires ne portaient pas plainte,  mais interdits très vite pour les nouveaux, et violemment à l'encontre des squatters.

Cette trame narrative de Jörg Ulbert permet de donner à voir un Berlin de 1981, méticuleusement reconstitué, que le dessinateur Jörg Mailliet (ici son blog) explore dans ses endroits les plus obscurs, abandonnés, oubliés. Cette plongée dans un réel vieux de trente ans fait toute la force de cet album, et lui confère une authenticité proche du documentaire... même si cela reste une fiction. Une page de notes recontextualisant les événements de l'époque vient d'ailleurs appuyer le côté historique de l'entreprise, sans que jamais d'ailleurs la fluidité de la lecture n'en soit entravée. Ajoutez à tout cela une bande-son qui accompagne les 124 pages de ce récit, où les radicaux américains Dead Kennedys côtoient leurs homologues allemands de Beton Combo, et vous tenez là un album à haute teneur subversive, et un regard intelligent sur une période où les populations étaient parfois (souvent ?) en plein désarroi. Le Théorème de Karinthy est au final un album riche, qui appelle plus d'une lecture et donne à penser à celui ou celle qui s'y plonge, et rien que pour cela, il est précieux. Et certainement, déjà, une des grandes réussites de cette année 2014.

Le Théorème de Karinthy - Berlin, 1981
Scénario Jörg Ulbert et dessin Jörg Mailliet
Des Ronds dans l'O, 2014 - 124 pages couleurs - 22 €

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