Le
jury du Prix Clouzot 2024 de la BD du festival « Regards
Noirs » de Niort » présidé cette année par le
scénariste Mark Eacersall, a fait son choix, début décembre.
Et
après
l’excellente
adaptation de l’inadaptable et mythique Shibumi
deTrevanianparPat Berna et Jean-Baptiste Hostache c’est
Dominique Monféry
qui décroche la timbale
pour son adaptationde
La Neige en deuil un roman de 1952 signé… Henri Troyat.
L’histoire ?
En voici le résumé par l’éditeur lui-même :
Isaïe
et Marcellin, deux frères, vivent depuis toujours dans leur bergerie
familiale au sein de la montagne. Tout semble pourtant les opposer.
Isaïe, marqué par un grave accident d'alpinisme lui ayant laissé
des séquelles, vit pour s'occuper de ses moutons. À l'opposé,
Marcellin rêve de quitter la monotonie de ce quotidien pour
rejoindre la ville et ouvrir son magasin. Un jour, un avion s'écrase
au sommet de la montagne. On raconte qu'il abrite de l'or. Prêt à
tout pour arriver à ses fins, Marcellin propose à Isaïe une
dangereuse expédition à la recherche de l'épave, quitte à mettre
en péril leur relation fraternelle.
Un
prix Clouzot original,
pour un roman noir d’un auteur dont ce n’était vraiment
la spécialité… Henri Troyat, prix Goncourt 1938 (L’Araigne,
Plon) était surtout connu ses sagas historiques et ses nombreuses
biographies. La Neige en deuil lui avait été inpiré par
le crash
d’un avion d’Air India,
le Malabar Princess sur le
glacier des Bozons (Mont
Blanc)
en novembre 1950.
Le
roman de Troyat avait aussi été l’objet d’une adaptation ciné
en 1956, par Edward Dmytryk,
avec le duo Spencer Tracy-Robert Wagner dans les rôles principaux.
Une
idée de projection pour la prochaine édition de Regard Noirs (7
au 9 mars 2024)
En
attendant, plongez-vous dans cette tragédie familiale, pour laquelle
Dominique Monféry a réalisé de somptueux décors, et
où la montagne oppressante et
glaciale, vient tendre de plus en plus les
relations entre les deux frères. Une
vraie découverte !
La
Neige en deuil ****
Scénario
et dessin Dominique Monféry d’après Henri
Troyat
Hasard
des calendriers éditoriaux, trois collectifs regroupant la
fine-fleur des scénaristes et dessinateurs et trices sont sortis en ce mois de
novembre. Polar, Noir et Western : chacun y trouvera son genre
préféré...
Je
vous avais déjà tout le bien que je pensais du précédent
collectif « Le Crime parfait », paru
l’année dernière chez Phileas, à la même époque. L’éditeur
récidive avec cette fois un autre thème, celui del’alibi :
cela donne dix histoires au coeur desquelles innocents comme
coupables tentent de s’en tirer en invoquant toutes les raisons
possibles et imaginables pour convaincre qu’ils n’y sont
absolument pour rien dans l’affaire dans laquelle ils sont
empêtrés… Et cela marche ? Pas sûr… A vous de voir ce que
les auteurs de ce nouvel opus ont imaginé pour leurs personnages. Ce
qui est certain c’est que vous allez vous retrouver plongé dans
différentes époques, et que vous croiserez le KKK, une agence un
peu spéciale, un clown, des jumeaux, un voisin trop bruyant et toute
une galerie de personnages plus ou moins mémorables. Mon chouchou de
ce collectif ? « Contre tout alibi » de Galandon et
Blary, où un vieux couple se déteste si cordialement que… Ah ah,
à vous de voir !
Un
collectif tout aussi réussi que « Le Crime parfait », en
attendant un autre ? Le polar ne manque pas de matière pour
d’autres volumes…
Ce
n’est pas une thématique mais un auteur qui fait le lien des sept
histoires composant Miséricorde, chez Dupuis, et cet auteur
n’est autre que l’illustreJean Van Hamme(que je ne vous
fait pas l’affront de vous présenter). Ce sont en effet sept de
ses nouvelles, écrites entre 1968 et 2008, qui sont adaptées ici,
sept textes rappelant que Van Hamme a toujours été cet écrivain
imaginatif et inventif, roué à l’art de la chute ou à la
création de situations à la tension montante. On est ici plus
proche des épisodes angoissants de « SOS Bonheur » que
des aventures mouvementées de Largo Winch, et on approche même les
frontières du réel avec « Les Bretelles »
(dessin Munera), une histoire qui aurait très bien pu être un
épisode de la Twilight Zone. Mon chouchou de ce collectif ?
« Les dents de l’amour » (dessins Christian
Durieux) ou la naïveté dans toute sa cruelle splendeur.
Enfin,
ce rapide tour d’horizon se terminera à cheval, sur les traces des
gunfighters du wild wild West : celui des Etats-Unis of course !Gun Men of the westest le troisième collectif western de
Grand Angle (Bamboo) après Go West! Et Indians !, tous
les trois sous la houlette et des scénarios de Tiburce Oger. Je n’ai
pas lu les deux premiers, mais je vais me rattraper car ce Gun Men
est vraiment excellent ! Oger et Hervé Richez se sont penchés
sur la figure certainement la plus mythique de la légende
western : le hors-la-loi. Une évidence aux yeux de Tiburce
Oger, mais avec une autre approche que celle peut-être attendue en
la matière : «Je souhaitais montrer des
desperados différents de ceux qui sont connus du grand public. Nous
évoquons les trajectoires de certaines figures, comme Billy The Kid,
mais je me suis essentiellement intéressé aux oubliés de
l’Histoire. Je voulais aussi rappeler que l’on pouvait être un
hors-la-loi sans être forcément un homme, ni même un humain... »
. Allusion ici à l’histoire la plus originale – et dingue !
- de l’album , « La ville qui pendit un éléphant »,
dessinée par Jef et Nicolas Dumontheuil. Mon chouchou pour ce
collectif-là.Avec « Le Conteur » qui ouvre et clôt
l’album, en liant toutes les histoires par la voix d’ un
armurier braqué par un jeune homme, à qui il décrit tout le
catalogue des revolvers, carabines et autres armes de l’époque.
Très bonne idée !
Trois
bons albums, donc, qui ont également tous en commun le fait de faire
découvrir – ou retrouver – des dessinateurs et dessinatrices, et
d’aller voir le reste de leur œuvre. C’est aussi l’intérêt
des collectifs ; susciter la curiosité.
L’Alibi
– 10 histoires ****
Textes
Galandon, Bétancourt, Lambour et Le Roux – Dessins Astier,
Guérineau, Manini, Berlion,Robin, Blary, Springer, Beaulieu, Pujol,
Froissard et Labiano
Phileas
– 112 pages couleurs – 19,90 € - Sortie le 2 novembre
2023
Et
édition Canal BD – 23 €
Miséricorde
– 7 nouvelles ***
Textes
Jean Van Hamme - Dessins Bazin, Bertail, De Jongh, Dijef, Durieux,
Efa et Munuera
Allez,
pour une fois, je vais parler (un peu) de moi… Vous vous rappelez de Pierre
de Gondol, le libraire-enquêteur créé par Jean-Bernard Pouy
aux éditions Baleine en 2000 ? Spécialisé dans les énigmes
littéraires, il résolvait des mystères les plus inattendus du
fabuleux monde des Lettres. Des mystères apportés par des clients
de ses « Dix maîtres au carré », fièrement estampillée
plus petite librairie de Paris. Dix tomes parus en deux ans, par autant d’auteurs différents,
l’aventure éditoriale s’achevait en octobre 2002 par « La
Parabole de la soucoupe », écrit par le duo
Pelé-Prilleux : une enquête entièrement autour de l’oeuvre
d’Yves Chaland, avec comme point de départ une case de La
Comète de Carthage..
Depuis
2006, Pierre de Gondol a trouvé son alter ego en la personne
du duo Lucia et Max, libraires à Saint-Etienne, propriétaires de
« L’Introuvable », spécialisé en Bandes dessinées :
neuf, anciens… et toutes sortes de choses du Neuvième Art. Tenez
voici leur carte :
Alep est aux dialogues et Deloupy au dessin, mais tous deux construisent les scénarios de leurs enquêtes, un fonctionnement pas si courant dans les tandem BD. Après une première enquête
éponyme introductive qui plante décors et personnages,Lucia et Max sont lancés sur la piste rêvée de tout collectionneur : un
inédit d’Hergé (Faussaires, en 2 tomes, 2008 et 2010).
Puis Lucia est envoyée seule en Normandie pour des retrouvailles
avec une amie qui a ouvert une libraire polar, et dont le mari a
écrit un roman noir qui semble un peu trop réaliste (Lucia au
Havre, 2013). Et dans Le Collectionneur (2020), c’est cette
fois Max qui va être sous la lumières, même si là encore les
ombres de son passé vont surgir… et le ramener en Espagne sur les
lieux de sa naissance. Et au pays des fanzines…
Sous
le trait élégant, chaleureux et précis de Deloupy, digne héritier
de la ligne claire, ces enquêtes sont de véritables pépites pour
tout amoureux des livres, et plus particulièrement des bandes
dessinées.
Alors
il était presque une évidence que les pas des auteurs, Stéphanois
comme leurs héros, les conduisent tout droit à Yves Chaland,
dessinateur mythique s’il en est, disparu en 1990, maître de cette
fameuse Ligne Claire, et dont les inconditionnels sont toujours
nombreux.
Le
créateur de Freddy Lombard et du Jeune Albert (entre autres) est
cette fois au centre de cette nouvelle aventure de la librairie, au
titre on ne peut plus parlant : « L’Affaire
Chaland ». Et revient sur un épisode véridique : le
vol de planches originales exposées lors d’une expo hommage au
dessinateur en 1996. Je ne dévoilerai pas ici pas davantage
l’intrigue, jubilatoire et même instructive car s’appuyant sur
des faits concrets et exacts, mais je précise qu’elle est
exactement dans l’esprit des précédentes, et « colle »
en fait à l’univers du dessinateur disparu. On y retrouve même
une célèbre case de Chaland, arrivant pile au bon moment dans le
récit.
Elle
permet de se replonger à son époque, on a même l’impression de
se retrouver à ses côtés. Cela m’a rappelé notre roman, par son
ambiance, « La Parabole de la Soucoupe » (ah je vous
avais dit que je vous parlerai de moi), et toute l’histoire
construite autour de cet auteur, que nous n’avons jamais rencontré,
Michel Pelé et moi-même. Et qui d’autre que le duo Alep-Deloupy
pour écrire et dessiner une pareille histoire ? Personne…
Deloupy
avait d’ailleurs il y a quelques années dessiné une couverture de
l’aventure de Freddy Lombard annoncée au dos de Vacances
à Budapest la voici :
Une
couverture que nous ayons bien aimé avoir pour le dernier Pierre de
Gondol… Qui sait, si un jour une réédition voit le jour ?
En
attendant, lisez l’Affaire Chaland, dans une de ses deux versions :
celle en crayonnés, noir et blanc, dont il reste quelques
exemplaires, ou en édition couleur courante, agrémentée d’un
inestimable « Dossier Chaland » de 14 pages.
En
fait, lisez donc les deux... et toutes les autres enquêtes de
l’Introuvable !
L’Affaire
Chaland
*****
Texte
et dessin Alep & Deloupy - Jarjille,
2023
Version
crayonnée
- 67
pages noir et blanc – Tirage 226 exemplaires – 42 €
Version
courante – 80 pages couleurs – 17 € - Sortie
le 8 septembre 2023
et
les autres enquêtes de la librairie « L’introuvable » à
retrouver ici chez Jarjille
C’est
un peu ce que pourrait dire l’hôte mystérieux – alias L’Hydre
– qui a invité douze personnes à passer une semaine dans un hôtel
au coeur des Alpes, entièrement privatisé à leur attention. Même
le personnel habituel est prié de vider les lieux, qui ne sait même
pas qui sont ces invités…
-
Et ils bossent dans quoi ces deux-là ?
-
Euh… Relations publiques, j’sais pas trop quoi. Ça a l’air
d’être une belle bande d’enculeurs de mouches si tu veux mon
avis.
C’est
un peu plus compliqué que cela en fait. Les douze en question ne
disent pas grand-chose sur eux-mêmes, mais certains semblent déjà
se connaître, du moins de nom ou de réputation. Tout est fait pour
que leurs premiers instants à l’hôtel soient un peu obscurs :
un numéro attribué à chacun – on ne dit pas tout de suite qui on
est – un hôte qui demeure pour le moment invisible, l’accueil
étant assuré par deux énigmatiques sœurs chinoises qui donnent
les consignes, et qui précisent que pour les servir, ils peuvent
compter sur Albert, un majordome muet. Pratique pour poser des
questions.
Mais
celles-ci vont vite trouver des réponses quand l’hôte paraît,
sous un masque pour le moins exotique, et demande, après un dîner
un peu particulier, à chacun de se présenter, enfin, de dire ce
qu’il veut bien de lui-même. La nuit qui va suivre ce repas
courtois mais tendu va-t-elle porter conseil ? Réponse
sanglante aux douze coups de midi…
Cette
histoire qui voit le retour d’Hervé Boivin aux affaires
pour un polar d’un genre bien différent de son dernier album « 7
frères » (toujours chez Delcourt), et son intrigue au coeur
d’une loge maçonnique, signée Convard et Camus. Mais c’est tout
de même un autre scénariste de cette même collection « 7 »,
qui signe cette histoire :Herik Hanna. Son7 Détectives, véritable hommage au roman policier de l’âge
d’or (celui du roman à énigme) avait été un vrai succès
donnant lieu à une sous-collection, où chacun des 7 détectives
avait eu droit à son album.
Et
le début de ce Douzeest
complètement dans ce registre du mystère à l’ancienne : des
personnages arrivant un à un dans un hôtel de luxe, chacun
s’observant en chien de faïence, ou essayant de capter l’attention
des autres, comme ne peut s’empêcher de le faire le volubile
Wolfgang Ober, ex-policier de Hambourg reconverti en chasseur « de
tout ce qui marche, nage et flotte sur cette planète ». Mais
c’est plutôt le
numéro 6 de l’assemblée, Matt Brakovitz, qu’Hanna et Boivin
nous invitent à suivre depuis son arrivée à l’hôtel, et qui
sert un peu de guide au lecteur délicieusement perdu dans cette
assemblée où la seule femme présente ne semble pas la moins
dangereuse du lot. Après cette longue introduction feutrée – sur
près de 40 pages – le rythme va s’accélérer d’un coup, sitôt
les douze coups de midi
passés. Et là, on entre dans un autre registre narratif et
graphique, qui fait tout autant mouche. Inutile d’en dire plus, si
ce n’est que le style
réaliste d’Hervé Boivin fait merveille dans cette histoire dont
la trame
n’est pas sans rappeler par certains côtés le Button
Man (alias l'Executeur chez Delirium)
de Wagner et Ranson. Le
tout sous une
couverture vraiment réussie :
bon
séjour dans les Alpes pour les fêtes !
Et petit rappel : Hervé
Boivin sera présent les 18 et 19 novembre au toujours
très couru salon Noir sur la Ville de Lamballe (avec Emmanuel
Moynot pour former le duo BD de cette édition)
Ou
encore : la nonne trafiquante, le flic retraité et l’agent
d’assurance viré. Un tiercé gagnant sous un label, Grand Angle,
qui a fêté ses 20 cette année et dont les pages noires du
catalogue sont de plus en plus fournies. En piste pour la revue
express !
Arrivée
en tête – ou la première dans l’ordre chronologique – Soeur
Holly et ses amies du couvent Saint-Patrick, Massachusetts, qui dans
l’Elixir de Dieu, se livrent à des activités que la morale
de l’époque réprouve, et que le Très-Haut n’accepte qu’avec
une certaine réticence. Suppose-t-on. Car en effet, le vin de messe
étant autorisé pour une communion optimum avec le Corps du Christ,
y aurait-il un inconvénient majeur à l’améliorer un peu en
distillant soit-même un alcool maison du meilleur goût ? Bon,
nous sommes en pleine Prohibition, alors les risques sont tout de
même un peu là… Mais c’est la seule solution pour les
religieuses de sauver leur couvent, étranglé par la Western Union,
menacé par les bootleggers locaux, sans oublier que le KKK est en
grande forme dans la région…
Le
scénario deGihefest particulièrement réussi et
jubilatoire. Comme il le dit lui-même ; « il y a un
chouia de Sister Act, même si j’ai voulu m’en écarter,
difficile de ne pas y penser. Et certainement une dose de Breaking
Bad ». Certainement pour le côté débutantes dans le métier
des bonnes sœurs. Pour le reste, les ingrédients sont savamment
distillés, et les personnages vraiment bien campés.Christelle
Galland, la dessinatrice, a su donner corps et esprits à toutes
ces âmes en peine, et il y a un petit côté féministes déterminées
qui se dégage de la Congrégation tout à fait jubilatoire :
ces dames ne sont-elles pas en train de damer le pion aux mâles
locaux ? Les scènes d’action – excellentes – montrent en
tous cas qu’il faudra compter sur elles pour défendre leur dû.
Second tome du diptyque à paraître certainement en début d’année
2024. Allumons un cierge pour qu’il arrive vite !
Ce
qui arrive vite, et d’un coup, c’est la cascade de tuiles sur la
tête de Jonathan Lassiter, en ce mois de septembre 1966, dans la
riante cité de Keanway, Nebraska. Ce jeune homme agent dans une
compagnie d’assurance touche en effet le gros lot dans la même
journée : il se fait licencier, sa petite amie lui annonce
qu’elle le quitte et il se fait délester son portefeuille, ce dont
il se rend compte au moment de payer le double whisky qu’il vient
de s’enfiler pour oublier cette journée poisseuse. Mais dans son
malheur, il a une sorte d’ange gardien : un étrange
quinquagénaire, élégant, raffiné, le sourire narquois et le bon
mot aux lèvres. Edward semble se prendre de sympathie pour le désolé
et désolant Jonathan, et commence par lui payer sa consommation.
Avant de lui proposer de devenir son chauffeur le temps de cette
soirée, où Edward semble fêter un anniversaire, mais lequel ?
Jonathan n’hésite pas longtemps à suivre ce dandy providentiel,
sans se douter que cela va l’entraîner bien plus loin que la nuit,
dans une sarabande d’événements qui vont le dépasser un peu,
beaucoup… Et cela va durer 13 heures et 17 minutes…
L’oeuvre
d’Eric Stalner est dense, riche et passionnante, et fait
souvent des haltes du côté du polar (j’ai un faible pour la Liste
66, parue chez Dargaud de 2006 à 2010) et ce one-shot qu’il situe
à nouveau aux Etats-Unis en est un de la meilleure facture. Son duo
de personnages Edward-Jonathan est assez fascinant, et on se demande
jusqu’au bout de quoi va accepter d’aller Jonathan, pris dans un
engrenage assez infernal, où il va faire plus d’une rencontre qui
vont l’amener à autant de choix, de réactions, de décisions. Car
c’est toute la subtilité de son mentor d’un soir : Lassiter
a souvent le choix, histoire de rappeler que la vie n’est pas
destinée à être subie à chaque instant. Restera-t-il le Jonathan
un peu apeuré de la couverture (très réussie elle aussi) ?
Réponse dans cet album noctambule et crépusculaire, tout en nuances
de gris teinté de rouge vif. Celui du sang qui ne fait qu’un tour
dans les veines, ou qui coule quand c’est trop tard… Excellent
récit à l’ambiance noire, 13h17 dans la vie de Jonathan
Lassiter vient rappeler au cas où on l’aurait oublié tout le
savoir-faire d’Eric Stalner dans le genre.
Tenez, une petite vidéo sympa à l'occasion justement des 20 ans de Grand Angle :
Aurélien
Ducoudray fait lui aussi partie des scénaristes qu’on ne présente
plus et à la biblio polar assez importante et le plus souvent
originale (Mort aux vaches et La Faute aux chinois,
avec Ravard,Bekameavec Pourquié… et aussi la reprise
modernisée et avortée de Bob Morane avec Brunschwig et
Armand…) et c’est cette fois avec Damien Geffroy qu’il met en
scène un policier forcément particulier : L’inspecteur
Balto. Particulier car tout
simplement à la retraite, mais toujours au boulot bénévolement…
Alors évidemment, comme il n’a plus vingt ans, son affaire en
cours se fait plus dans la douceur et la discrétion que dans le
déluge de feu et de plomb. Cela vient directement de l’envie de
Ducoudray de « dialogues plus que d’action et de répliques
« à la Audiard »
dans un monde passé
devenu désuet qui ne se reconnaît plus aujourd’hui, un monde avec
des vieux quoi ! »
Alors évidemment, quand Balto se charge de retrouver une disparue
qui officie secrètement comme cam-girl, cela fait un peu choc des
mondes et des époques. Et c’est bien là l’intérêt principal
de cette histoire (un one-shot), de voir évoluer ce flic à
l’ancienne dans une société dont les codes lui échappent peu ou
prou, mais qui a encore des réflexes et des méthodes à l’ancienne
qui peuvent parfois se révéler efficaces. Et puis il y a tout ce
passé qui pèse sur Balto, en lien direct avec sa femme, dont on va
découvrir petit à petit la place dans sa vie de flic et d’amoureux.
Les aller-retours présents-passés fonctionnent très bien et Damien
Geffroya su parfaitement
mettre en scène cette partie du scénario, tout comme le reste, où
son style est tout à fait adapté aux états d’âmes du vieux flic
solitaire, et aux personnages imaginés par son scénariste. Mention
spéciale à Brenda, passagère et effcace garde du corps de Balto.
Encore un truc qu’il n’aurait pas vu de son temps, tiens !
Espérons le retrouver pour une autre enquête, comme
le laisse présager la dernière case de cet album…
L’Elixir
de Dieu Tome 1 ****
Scénario
Gihef, dessins et couleurs Christelle Galland
Grand
Angle – 64 pages couleur – 16,90 € - Sortie le 1er
Février 2023
13h17
dans la vie de Jonathan Lassiter ****
Scénario
et dessin Eric Stalner
Grand
Angle – 104 pages couleur – 19,90 € - Sortie le 31 mai 2023
Inspecteur
Balto ***
Scénario
Aurélien Ducoudray, dessins Damien Geffroy et couleurs Mathilde
D’Alençon
Grand
Angle – 64 pages couleur – 16,90 € - Sortie le 28 juin
2023
Deux
albums parus à quelques mois d’intervalle chez Futuropolis, aux
intrigues éloignées géographiquement, et bien différentes dans
leur construction comme dans leur propos, sont tout de même à
rapprocher par leur thématique centrale : l’irrépressible
envie d’être ailleurs…
Dans
La Meute de Cyril Herry et Aude Samama, il est
question de la fugue de deux ados, Victor et Marina, à travers la
forêt Limousine, au moment même où un loup semble avoir fait sa
réapparition dans la région. Les deux jeunes ont fait le choix de
quitter une petite ville et une vie étouffantes pour se perdre dans
la forêt proche, un havre pour Victor, qui en connaît tous les
recoins, les secrets, les ressources et où, « ll n’y a
aucune raison d’avoir peur dans les bois. Sauf des hommes ».
Car c’est bien des hommes dont
les deux fugueurs veulent se préserver, plus précisément de tous
ces villageois qui savent tout de tout le monde, et qui ont bien
évidemment leur avis sur les raisons de cette disparition. Alors
qu’évidemment ils sont
ignorent complètement ce
qu’il s’est passé, mais
ne peuvent s’empêcher de le dire… « A vouloir
sans cesse tout savoir des autres, vous allez finir par leur inventer
une vie qu’ils n’ont pas » essaie
de clouer le bec une infirmière à domicile à une dame d’un
âge respectable qui n’en
finit pas de déblatérer sur les
autochtones. Et c’est en fait toute la ville qui a son mot à dire,
ou plutôt sa rumeur à colporter, son on-dit à rapporter, alors
que chacun oublie de regarder
un peu plus près ce qui se passe sous son propre toit. Et il est
facile de comprendre ce désir de fuir des
deux jeunes qui
ne trouvent absolument par leur place dans ce monde, tout comme
d’autres, tout aussi prêts dans leur tête à suivre l’exemple
de Victor et Marina. Enfant, ado, jeunes hommes et femmes, ils sont
aussi cette autre meute du titre, celle qui est avide d’espace et
de liberté et qui
n’aspire
qu’à une chose : respirer. Les peintures d’Aude Samama
viennent magnifier, tout en douceur, cette irrépressible soif
d’échapper à un monde violent en
tous points .
C’est
à Venise, que Christophe
Dabitcha
trouvé la source
d’inspiration de son
histoire, et plus précisément
dans sa lagune que le
dessinateur italienPiero
Macolalui
a fait explorer dans tous ses recoins. Et cela donne le
Passeur de lagunes, où
le jeune Pablo, qui accompagne souvent son père pêcheur, a lui
aussi des envies d’ailleurs, même s’il peut compter sur sa bande
de copains pour passer le temps et tromper l’ennui, en traficotant
un peu, beaucoup, de ce nouvel opium du peuple, la Rose, aux vertus
rares, puisqu’elle effacerait les mauvais souvenirs… Mais bientôt
le père de Pablo disparaît, et pas question de filer voir la police
pour le signaler : autant mener sa propre enquête, même si
elle va révéler des
secrets… Au delà du drame
familial qui se joue pour Pablo, ce sont des destinées entières qui
sont évoquées dans cet album, dont le titre donne évidemment la
piste : celles et ceux qui veulent fuir ici sont aussi les
clandestins, et la Cité des Ponts un point de passage obligé. Et
c’est justement dans ce méandre que constitue la lagune que les
hommes se perdent, ou se trouvent piégés, de l’intérieur ou de
l’extérieur, car l’ouverture sur la mer, et la liberté qui va
avec, a disparu avec le temps … « Quand ils ont fermé les
frontières, les digues sont devenus des murs », affirme son
grand-père à Pablo. Le monde change, les certitudes d’hier
vacillent, c’est aussi le sens de ce récit initiatique subtil et
sensible. Et au fil des pages, les superbes aquarelles de Piero
Macola viennent nous rappeler que la nature peut être douce et
cruelle à la fois, alliée ou adversaire, et
qu’elle peut emmener, pour celui qui prend son temps, ailleurs. Cet
album est à lire et relire, tant il donne à méditer, contempler.
Et s’évader.
La
Meute ****
Scénario
Cyril Herry et peintures d’Aude Samama
Futuropolis
– 152 pages couleur – Sortie le 8 février 2023
Le
Passeur de lagunes ****
Scénario
Christophe Dabitch et dessin Piero Macola
Futuropolis
– 224 pages couleurs – Sortie le 13 septembre 2023
Trois
très bons albums, de genre bien différents vont arriver dans les
rayons de vos libraires préférés, et selon votre nuance de polar
préféré, il y a certainement de quoi vous en mettre plein les
yeux. Petite revue expresse, avant des chroniques plus détaillées à
venir.
Deux
titres sortent ce vendredi 27 octobre.
L’imposant Human Target
(plus de 400 pages) par Tom King et Greg Smallwood. Il
s’agit là de la reprise d’un personnage assez atypique de
l’univers DC, Christopher Chance. Créé en 1972 pour Action
comics, par Wein et Infantino, Chance, alias la « Cible
Humaine » n’a qu’un métier : prendre l’identité –
et la place – de personnes susceptibles d’être victimes
d’assassinat ou autre agrément. Sur cette base, King et Smallwood
relancent Chance dans une ultime aventure, où il prend les traits de
Lex Luthor, éternelle cible d’ennemis jurés. Chance déjoue un
attentat contre Luthor, mais n’échappe pas à un poison qui lui
était destiné. Mais qui a bien pu réussir à passer les contrôles
de sécurité du milliardaire pour amener ce poison mortel à effet
lent ? Chance a douze jours pour trouver, et il est vite sur la
piste de suspects pourtant respectables : la Ligue de Justice…
Excellente reprise, en tous points de vue, avec son scénario en
compte à rebours et son dessin d’une rare élégance. Et encore
une fois la preuve qu’on peut croiser les genres et que les super
héros sont tout à fait à leur place dans une intrigue purement
polar.
Ce
même jour sort également l’étonnant et fascinant Arcadium,
chez Ankama. Nikopek, son auteur, y déploie une intrigue en
hommage direct aux années 80, tendance zone Z, ou culture populaire,
si vous préférez. Les références ici sont fantastiques (Carpenter
et Cronenberg en tête), métalliques (… Metallica !) et bien
sûr, vidéoludique : toute l’intrigue, complexe, tourne
autour d’un jeu d’arcade – le bien nommé Arcadium – et de
son action maléfique sur ceux qui y jouent. Pour faire simple, hein,
parce que les personnages plongés au coeur de cette nuit
américaine flippante, ont bien du mal à retrouver le sens de leur
monde réel à eux. Magnifiquement mis en images, cet album, qui a
aussi un petit côté Stranger Things – bah oui – est une
vraie découverte. Un petit coup d’oeil ici sur le teaser, pour
vous mettre dans l’ambiance.
Enfin,
début novembre, un bon vieux polar aux recettes éprouvées mais
terriblement efficaces arrive, il est l’oeuvre d’Herik Hanna
et Hervé Boivin, et il s’agit de Douze chez
Delcourt.
Un
hôte mystérieux – alias
L’Hydre – a invité douze personnes à passer une semaine dans un
hôtel entièrement privatisé à leur attention. Douze invités
qui ne disent pas grand-chose
sur eux-mêmes, mais certains semblent déjà se connaître, du moins
de nom ou de réputation. Tout est fait pour que leurs premiers
instants à l’hôtel soit un peu obscur : un numéro attribué
à chacun – on ne dit pas tout de suite qui on est – un hôte qui
demeure pour le moment invisible, un
accueil assuré par deux
sœurs chinoises tout aussi
énigmatiques et pour toutes les questions, chacun peut
compter sur Albert, un majordome muet. Très
pratique pour
avoir des réponses.
Mais
celles-ci vont vite arriver à l’apparition de l’hôte , qui,
sous un masque pour le moins exotique demande, après
un dîner un peu particulier et un brin tendu, à chacun de se
présenter, enfin, de dire ce qu’il veut bien de lui-même. Et la nuit qui suit va être particulièrement
agitée…
Parfait
quasi-huis-clos pour ce polar qui commence comme du Agatha Christie
pur jus et se termine en apocalypse. Le style réaliste d’Hervé
Boivin fait merveille dans cette histoire qui n’est pas sans
rappeler par certains côtés le Button
Man de Wagner et Ranson. Et la couverture est vraiment
réussie !
Hervé
Boivin sera présent les 18 et 19 novembre au toujours
très couru salon Noir sur la Ville de Lamballe (avec Emmanuel
Moynot pour former le duo BD de cette édition)
The
Human Target *****
Scénario
Tom King, dessins Greg Smallwood. - Traduction et préface Maxime Le
Dain
Urban
comics – 424 pages couleur - Collection DC Black Label - 35 €
Sortie
le 27 octobre 2023
Arcadium
****
Scénario
et dessins Nikopek
Ankama
– 144 pages couleurs – 20,90 €
Sortie
le 27 octobre 2023
Douze
****
Scénario Herik Hannah , dessins Hervé Boivin et couleurs Gaétan Georges
« Où
est la Princesse de Gotham ?» titre The Blade à sa une du 12
mars 1961. Et le quotidien de publier la dernière photo en date
d’Helen Wayne, emmitouflée dans les bras de sa mère Constance,
sous le regard un peu ailleurs de son père Richard Bruce, le trio
posant devant le manoir familial des Wayne… L’enfant semble avoir
disparue, et les rumeurs commencent à enfler en ville. Sam Bradley,
détective privé réputé pour son honnêteté sans faille, n’en
sait pas plus que quiconque sur cette affaire, mais il va très vite
s’y retrouver au centre : une élégante jeune femme noire
passe le seuil de son bureau avec une curieuse mission pour lui. Il
s’agit, moyennant cent dollars, de porter une enveloppe cachetée
adressée simplement à Monsieur Wayne, au domicile de celui-ci et
sans bien sûr, ouvrir la missive. Bradley a à peine le temps de
poser plus de questions sur la mission : la messagère est déjà
partie, et bien qu’il ne s’estime pas facteur, il décide de se
rendre à la propriété des Wayne. Mal lui en prend : à peine
franchi le seuil du manoir, et le temps d’une froide conversation
avec les époux Wayne, le voici soumis à un interrogatoire plus que
musclé dirigé par une veille connaissance à lui, Loder, un ex-flic
désormais chargé de la sécurité de la famille. Une première
dérouillée qui va en appeler d’autres, au fur et à mesure que
Sam Bradley va progresser dans la recherche d’Helen Wayne. Car,
oui, il accepte finalement l’offre de Constance à savoir retrouver
les auteurs de la lettre anonyme réclament 100 000 dollars de
rançon…
Ouch !
Attendez-vous à un choc ! Tom King s’empare à son
tour de Batman, ou plus précisément de Gotham, et s’attaque aux
racines du Mal de la cité, dans un one-shot magistral. En situant
son intrigue à l’époque des grands-parents de Bruce Wayne, il
s’affranchit bien sûr du héros lui-même, et en profite pour
rajouter une pierre à l’édifice de la cité fascinante qu’est
devenue Gotham au fil du temps et des auteurs qui ont construit sa
légende, ses mythes, revisité ou inventé son passé, et mis sous
les feux des projecteurs des personnages jusque là secondaires ou
croisés au fil des aventures de Batman. Sam « Slam »
Bradley est l’en d’entre eux – et la postface de Yann Graf est
d’ailleurs tout à fait éclairante – et passionnante ! -
sur la vie de ce personnage créé en 1937 – et il est donc le
personnage central de ce comics. Dès son entrée en scène, on
comprend qu’on va avoir affaire à une histoire digne de l’ère
des pulps des années 20-30, branche hard-boiled detective,
les dur-à-cuire quoi… Et Bradley va se montrer particulièrement
coriace au fil des pages, et se prendre un nombre impressionnant de
gnons : « Il pleut des coups durs » (titre français
d’une Série Noire de Chester Himes) pourrait être sa devise pour
cette affaire.
Au-delà
de ce côté spectaculaire, le scénario de King se nourrit de
rebondissements qu’on ne voit pas tous venir, et sa mécanique
narrative est du vrai travail d’orfèvre : on est autant mené
par le bout du nez que l’est Bradley, qui va de surprises en
surprises, de moins en moins reluisantes pour la gente humaine. Car
c’est bien là une autre des forces de ce récit : à coté
d’un suspense haletant, King explore le moindre recoin de la ville,
et des mœurs de ses habitants, fouillant jusqu’aux origines des
hommes et des femmes et de ce qu’ils doivent accepter de faire pour
se faire accepter par une ville coupée en deux géographiquement,
mais aussi en multiples fragments dès qu’il s’agit de politique,
de partage des richesses et de couleur de peau… Il y a de multiples
portes pour entrer dans ce Gotham City-là, mais guère
d’échappatoires et c’est en vain que plus d’un et plus d’une
semblent chercher une sortie de secours. La manière dont Gotham
sombre dans une espèce de folie collective est finement amenée et
superbement mise en image.
Je découvre le dessin de Phil Hester,
et franchement, il se révèle un véritable maître du Noir !
Je le rapprocherais volontiers de Risso pour son travail
époustouflant sur les ombres et ses personnages aux traits anguleux,
quant à son travail de cadrage / mise en page, c’est un des plus
efficaces et dynamiques du genre. Au final, Gotham city : Année
Un une des meilleures contributions polar au monument Batman à
ranger directement aux cotés du Gotham Central de
Brubaker / Rucka… et du Batman Année un de Miller et
Mazuchelli.
Extraits cop. DC et Urban Comics 2023
Gotham
City : Année un *****
Scénario
Tom King, dessins Phil Hester, encrage Eric Gapstur, couleurs Jordie
Bellaire. Traduction Jérôme Wicky