mardi 7 janvier 2020

[Best of 2019] - Survivre dans un monde hostile : Macadam Byzance, No War, La Tuerie, La Trève chérie, Et nos lendemains seront radieux, VilleVermine.

Après un long silence, Bédépolar est de retour ! L’année 2019 a été fortement teintée de noir, avec d’excellents titres. Retour, en quatre salves, sur les meilleurs albums du Noir de l’’année. Et pour commencer, six récits sur notre monde en pleine forme. 



Et d’abord, bienvenue dans le monde d’Ilitch, un monde de galères quasi-quotidiennes, de copains pénibles, de copines farouches, de piliers de bars et d’amateurs de pétanque. Pour faire court. Parce qu’il y aurait long à dire sur la planète des paumé.e.s de Pierre Place et Pierrick Starsky : des personnages à la marge, à la dérive, à la recherche d’un coin de soleil, d’un avenir plus dégagé, et qui se croisent dans une succession de tranches de vie aussi drôles qu’improbables, parfois. La couverture met d’ailleurs tout de suite dans l’ambiance : Ilitch, narrateur des petits épisodes de la bande, et Hervé son poteau d’enfance, pack de bière à la main, prennent la pose sur un 103 SP au beau milieu d’une route déserte d’une zone industrieuse. Sans oublier le clébard à lunettes roses au pied des seigneurs locaux… Welcome to ze club !
En une douzaine de saynètes aux mots qui font mouche et aux dessins qui claquent, Macadam Byzance évoque irrésistiblement les univers de Fante, Cavana, Westlake parfois, et Baru, pour cette capacité à camper des personnages avec qui on entre vite en empathie, tant ils sont humains et chaleureux. Ils se débattent tous avec leurs démons intérieurs et un extérieur hostile, mais ils sont vus avec humanité et une grande tendresse par leurs géniteurs. Macadam Byzance est une chronique sociale douce-amère, qui laisse tout de même entrevoir quelques lueurs dans le noir. A lui seul, Iltich, qui travaille à un roman déjà entièrement écrit dans sa tête, symbolise bien ces espoirs, que chacun et chacune porte en lui, et même vous et moi pour un monde moins pourri. (Fluide Glacial)

 

Car le monde est bien pourri, n’est-ce pas ? Même quand il n’existe pas, comme ce Vukland imaginé par Anthony Pastor dans No War . Dans cet archipel du sud du Groenland, en pleine mer du Labrador, vivent les Kiviks, sur Saarok, l’une des trois îles de l’archipel. Et c’est ici qu’Oruk, officier de la police locale, et son neveu Run, découvrent le cadavre d’un homme, à qui on a gravé « no dam » — « pas de barrage » — sur le front…. L’homme est un ingénieur qui travaille sur un projet de barrage gouvernemental, au coeur des terres sacrées Kiviks. Cet assassinat va faire monter d’un cran la tension qui régnait déjà autour de ce projet soutenu par un président élu dans la contestation...

No War est une ambitieuse saga, prévue durer avec un volume tous les six mois : les trois premiers ont bien lancé l’affaire, et Anthony Pastor a imaginé une histoire tout à la fois dans le registre du polar —  avec ce point initial du meurtre à résoudre — et du récit politique, avec ce pouvoir face à ses opposants. La dimension fantastique, mystique, presque, n’est pas loin non plus quand entrent en jeu les pierres kafikadiks, aux étranges pouvoirs. Bénéfiques ou maléfiques ? Un peu comme si la nature inversait les rôles et semblait vouloir prendre sa revanche sur l’homme, en décidant de son sort. Et quand on voit la galerie de personnages cyniques, violents, arrivistes, égoistes qui traversent les pages, on se dit qu’elle a bien raison la Nature, de se rebeller. (Casterman)
 
Et c’est qu’elle fait dans La Trève Chérie de Gosselin et Moutte. Dans la forêt alsacienne, on a trouvé un ingénieur mort (décidément un métier à risque...) Puis bientôt c’est le tour d’un ouvrier du chantier de la future antenne-relais, et de sa compagne. A chaque fois, une brique est posée à proximité des cadavres. Les gendarmes enquêtent, dont LoreLeï, une jeune femme qui vit avec son mari malade, un homme qui aime les natures et croit aux forces  telluriques, entre autres. Deux autres gendarmes meurent dont un en compagnie de Loreleï, alors qu’ils étaient en train d’observer le manège d’un lynx et d’un sanglier, auprès de ruines en pleine forêt. Les animaux les chargent, le gendarme meure dans la fuite, dans un piège à pieu… 
D’autres incidents ont lieu dans un zoo : Lorelei a compris. La nature, les animaux se rebellent et déclarent la guerre aux humains. Elle essaye d’obtenir une trêve…
 
Cette fable écologique et polar est à rapprocher de « The End » de Zep, sur le propos. Graphiquement, le dessin noir et blanc d’Isao Moutte (auteur du génial Castagne il y a quelques années ) convient vraiment au récit, et a un côté carnet naturaliste fort plaisant (d’ailleurs on aperçoit la Hulotte au détour d’une case). Un récit original et concerné, en phase avec la prise de conscience environnementale de notre époque actuelle. (L’Employé du moi)

 


 
La cause animale est aussi au coeur, ou pas loin, de La tuerie, de Laurent Galandon et Nicolas Otero. L’histoire ici est celle de Yannick, qu, tout juste sorti de prison, trouve un boulot dans un abattoir, où il est vite plongé dans un univers inhumain où se côtoient souffrance ouvrière et souffrance animale. Et s’il l’est là, c’est pour comprendre comment son jeune frère, Killian est mort dans cette usine, quatre ans auparavant, soit-disant d’une overdose de médicaments pris pour supporter les conditions de travail, en particulier à la tuerie, cet espace clos à l’abri des regards où les bêtes sont executées. Au même moment, des vidéos dénonçant les conditions d’abattage et un épandage sauvage sont diffusées sur Internet… 


De ce récit de fiction dans le monde impitoyable du travail, on retient le côté  immersif sur les abattoirs. Le scénario s’appuie pour cette partie documentée sur les récentes révélations sur les pratiques du métiers, et rend assez bien compte de ce que celui-ci peut-être. Mais il n’oublie pas non plus d’être un vrai polar, avec une entrée en matière de suspense réussie, une enquête par infiltration.. le tout sur fond de vengeance, un ingrédient toujours efficace. (Les Arènes)

 

« Jeunes conseillers politiques, Sylvain et Camille sont aussi frère et sœur. Un soir, alors que les éléments extérieurs se déchaînent, ils se retrouvent isolés avec la Présidente de la République au fort de Brégançon. Le moment idéal pour une prise d'otage... Les deux idéalistes décident d'imposer au pays entier une politique écologiste ! Peut-on sauver la planète le temps d'un orage? » 




Tel est ainsi présenté Et nos lendemains seront radieux d’Hervé Bourhis,  dans le communiqué de presse de cet album, avec au verso, le programme d’Ecologie totale, qui dresse une liste prometteuse et radicale : mettre fin à l’exil fiscal, condamner les grands pollueurs, nationaliser l’agriculture, les transports et l’industrie, fermer temporairement Internet… et autres propositions-chocs du meilleur goût. Voici le lecture prévenu : cet album a tout du tract appelant le peuple à la rébellion. A une vraie révolution verte. Mais derrière le récit de politique fiction, se cache également un vrai récit noir, (et policier à la fois ! Un exploit de nos jours...) et l’alchimie se fait parfaitement entre les deux dimensions de cette histoire, réelle et fictionnelle. Car le parti- pris « documentaire » de certaines planches et cases fait penser à certains reportages de la Revue Dessinée. C’est en tous cas le quatrième titre « vert et noir » de cette sélection, la conclusion radicale de ce qu’il faut peut-être mettre en œuvre pour mettre «les solutions pour survivre au chaos écologique qui nous arrive » . Un tract ? Non, une prémonition… (Gallimard)

 

Le futur radieux qui nous attend si nous ne réagissons pas radicalement, est peut-être bien celui de VilleVermine, cité industrieuse, poisseuse, crasseuse  et passablement délabrée, où chacun survit comme il peut, et où le héros, Jacques Peuplier, s’est fait lui une spécialité dans la récupération des objets disparus, perdus, volés… Et s’il excelle dans son domaine et qu’il retrouve facilement les objets en question, c’est que « tout simplement »… il dialogue avec eux. Il les entend et leur répond. Et il est du reste beaucoup plus à l’aise avec les choses qu’avec ses semblables humains… Mais même une chaise peut être cruelle quand il s’agit de présenter le héros : « Jacques Peuplier ! 1m98 pour 117 kilos ! Il pète des gueules ! Il grogne et il parle aux vieilles canettes ! Mais il est incapable d’aligner trois mots devant la moindre petite nénette ! Ha ha ! ». Autour de cette excellente idée de personnage, Julien Lambert a construit une intrigue à base de savant fou, d’hommes-insectes peu ragoûtants, de gamins des rues, de courses-poursuites et de course contre la montre… Un étonnant et jubilatoire (re)mix des héros du peuples, de Jean Ray à John Carpenter. Le tome 1 de ce diptyque l’Homme aux babioles avait été récompensé du Fauve Polar SNCF en janvier, le tome 2 , Le garçon aux bestioles, vient lui conclure magnifiquement la reconquête de Jacques Peuplier de son pouvoir perdu. Un des héros les plus fascinants de ces dernières années est né, souhaitons-lui longue vie (Sarbacane).
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Et nos lendemains seront radieux / Bourhis – Gallimard – 80 p. coul.

Macadam Byzance / Starsky et Place - Fluide Glacial - 72 pages coul

No War 1 à 3 / Pastor– Casterman – 2 tomes de 130 et 120 p. coul.

La Trêve chérie / Gosselin et Moutte – L’Employé du moi - 88 pages n et b.

La Tuerie / Galandon et Otero – Les Arènes – 144 p. coul.

VilleVermine 1 et 2 – / Lambert – Sarbacane – 92 p. coul.

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