Créé par John Wagner et Carlos Ezquera, un personnage fait ses premiers pas en 1977, dans le numéro 2 du magazine 2000 AD. A mi-chemin entre SF et polar, comédie et satire politique, voici le plus féroce, le plus indestructible, le plus antipathique, le plus célèbre héros de comics britanniques : Judge Dredd. Quarante-cinq plus tard, il sévit toujours. Les éditions Délirium poursuivent leur formidable travail entamé en 2016 en publiant l’intégrale des Affaires Classées et des histoires plus récentes.
Deux recueils viennent de sortir cette année : Affaires Classées 07 et Contrôle de Rob Williams et Chris Weston. Le bon moment pour revenir sur une série majeure du comics britannique... et mondial !
"New York, 2099 ! Alors que les gratte-ciel gigantesques se dressent à des kilomètres de haut, les bâtiments plus petits, tel l’Empire State Building, sont en ruines et servent désormais de repaire à de perfides criminels ! " - "Au sommet de l’Empire State Building, des hors-la-loi observent le juge qui s’approche sur la route"
Le lecteur qui découvre Judge Dredd, en ce mois de mars 1977, est vite fixé sur cette nouvelle série qui débarque dans les pages du numéro 2 du tout nouveau magazine britannique 2000 AD : en quatre pages, il découvre que les juges en question sont harnachés comme des Hell’s Angels, armés jusqu’aux dents et qu’ils chevauchent d’énormes motos, sophistiquées et meurtrières. Et qu’ils appliquent la loi à leur façon expéditive : arrestation et condamnation immédiate, sans passer par la case défense. Ce premier récit, signé Gosnell, et dessiné par un des illustrateurs emblématiques de Dredd, Mike McMahon, est bâti comme tous ceux qui suivront aux débuts de la série : quatre ou cinq pages en noir et blanc, hebdomadaires, où scénaristes et dessinateurs se succèdent. Mais très vite, un univers cohérent, tant narratif que visuel, se met en place, et dès le deuxième épisode, on apprend que New York n’est qu’un quartier de Mega City One, un immense conglomérat urbain de tous les dangers, et de tous les interdits. Et c’est pour lutter contre une criminalité exponentielle qu’a été mis en place ce système des Juges, où la sentence peut être immédiatement prononcée sitôt le délit constaté.
Et Joseph "Joe" Dredd a fort à faire question répression des délits : vol de véhicule antique, culture illégale d’encéphales (des têtes humaines qui chantent !), consommation de tabac dans des lieux non-autorisés, interruption de jeu mortel sur une télé-pirate... Et il doit aussi affronter des délinquants redoutables : confrérie de mutants aveugles, plantes carnivores, hooligans à moto, casseurs nocturnes... sans oublier, série futuriste oblige, une ribambelle de robots tous plus cinglés ou détraqués les uns que les autres. Robot Wars est d’ailleurs le premier le long arc narratif de la série, où Dredd devra mater une véritable révolte de machines contre les humains. Il réussira, bien sûr, car Dredd est quasi-infaillible, une véritable machine de guerre, une sorte de Robocop avant l’heure... ce qui n’est pas étonnant quand on sait qu’il est un clone – tout comme son frère Rico - du Judge Fargo, fondateur du système des Juges. Petit à petit, les auteurs de la série dévoilent ainsi le passé de cet homme obnubilé par le maintien de l’ordre, et dont on ne voit jamais le visage, caché par un casque, ne laissant apparaître qu’une large mâchoire carrée et le plus souvent crispée. Et au fil des livraisons hebdomadaires, les "enquêtes" de Dredd deviennent de plus en plus passionnantes, les auteurs n’hésitant plus à multiplier les longues histoires, plus propices aux développements de personnages secondaires forts, souvent des "méchants", du reste, tels le terrifiant Juge Crève (Death) , ou le Juge principal Cal, devenu complètement fou à en décider la condamnation à mort de tous les habitants de Mega City One...
Tous les thèmes classiques du polar sont abordés dans Judge Dredd, avec toujours la même ligne directrice : tout est interdit dans le monde de demain, et les Juges sont là pour vous remettre dans le droit chemin. Au premier abord, pour qui ne la connaît pas, ou la lit trop rapidement, Judge Dredd pourrait passer pour une série vaguement fascistoïde : ce héros viril et répressif, toujours prompt à appliquer des lois de plus en plus dures, n’aurait-il pas le cœur un peu trop à droite ? Ou pas de cœur du tout ? Ce serait oublier l’humour constant des dialogues, et le second degré qui règne depuis les origines dans les pages de Judge Dredd. Ce décalage est très net dans toute une galerie de personnages récurrents de la série, au premier rang du quel figure Walter, le zozotant robot personnel de Dredd, totalement dévoué à son maître. Selon son créateur, John Wagner, Walter serait capable de présenter un bâton à Dredd "pour qu’il puisse le battre sans s’abîmer la main sur la peau "wugueuse" de Walter".
En quarante-cinq ans, Judge Dredd a vu passer un nombre considérable de scénaristes et dessinateurs, et il est étonnant de constater que Wagner et Ezquerra, les créateurs de Dredd, n’apparaissent qu’au numéro 10 de la revue. Ils avaient en fait un moment abandonné ce personnage pour des questions de droits d’auteurs, comme l’explique Pat Mills, l’autre grand scénariste de Judge Dredd, dans l’excellente introduction du tome 1 de l’intégrale Délirium.
Graphiquement, le personnage est passé de mains en mains, à cause du rythme soutenu des planches à livrer chaque semaine, et il peut être parfois déroutant de passer d’un style à un autre. Mais chacun des dessinateurs des débuts de la série a laissé son empreinte avec une mention spéciale pour Carlos Ezquerra, Ian Gibson, Mike McMahon, et surtout, Brian Bolland. Tous ont fait preuve, à degrés divers, d’un réelle inventivité dans leurs cadrages et d’une audace dans la mise en page. Certaines planches sont tout simplement époustouflantes !
Suite
à ces premières années, Judge Dredd a eu un succès grandissant en
Angleterre, puis aux Etats-Unis, et a fini par arriver en France,
mais on ne peut dire que l’amateur de la série ait eu la chance de
la suivre correctement. Le public français découvre Dredd en 1981,
dans le petit format "Super Force" des éditions Mon
Journal. Quatre épisodes – dont La guerre des Robots,
publiés dans les numéros 11 à 14 du mensuel - puis terminé. Une
première tentative qui a certainement dû passer inaperçue. Les
Humanoïdes Associés se lancent alors dans l’aventure et font
paraître coup sur coup, fin 1982 début 1983, deux albums :
Judge Dredd et Dredd contre Crève, qui
rassemblent pour le premier quatre récits de Wagner et McMahon et
pour le second huit autres, de Wagner et Bolland.
Un juste retour des choses : les créateurs de la revue 2000 AD étaient des fans de Moëbius, Druillet et de Metal Hurlant, au moment où ils se lancèrent à leur tour dans l’édition... C’est ensuite à nouveau en kiosque qu’on retrouve Judge Dredd, chez Arédit, pour 16 numéros au format comics, reprenant des épisodes visiblement un peu au hasard. Cette édition de 1984-85 aura le mérite de faire découvrir la "Terre Maudite", autre lieu important des aventures de Dredd, hors de Mega City One : il s’agit ni plus ni moins que toute la zone irradiée hors des villes où personne n’ose s’aventurer... hormis les Juges, bien sûr, si la Loi les envoie là-bas !
Il faudra attendre ensuite 1992, et trois courts récits publiés dans l’Echo des Savanes USA, avec Grant et Wagner au scénario et Simon Bisley aux pinceaux, pour retrouver Dredd en France. Une poignée d’albums chez Glénat et Arboris suivront, entre 1992 et 1996... puis plus rien jusqu’en 2010, année où Soleil sort coup sur coup deux belles éditions : Heavy Metal Dredd (qui reprend les récits de Bisley de l’Echo des Savanes, plus sept autres), et Mandroid, une longue histoire noire mettant en scène un vétéran des guerres extra-terrestres. Hélas, le travail sur l’édition de l’intégrale chez ce même éditeur de la période "historique" de Judge Dredd, évoquée au début de cette article, n’est pas vraiment à la hauteur, notamment au niveau de la traduction et de préfaces... inexistantes.
Les dynamiques éditions Délirium reprennent alors le flambeau en 2016, et, re-traduisent des Complete Cases Files de 2000 AD, sous le titre Affaires Classées. Et, dès le premier volume, le travail de Laurent Lerner, éditeur passionné, est exemplaire : longue introduction de Pat Mills, sommaire des quarante-six titres composant ce tome, suppléments, galeries de couvertures... Le must pour le fan et une excellente entrée pour le néophyte ! Sans oublier la somptueuse maquette, et le respect du format de publication original de 2000 AD, plus grand que les comics habituels.
C’est assurément l’édition la plus réussie à ce jour du Judge Dredd des débuts.
A côté de cette incontournable intégrale, dont absolument tous les tomes sont impeccables, et dont le tome 7 ne contient que des récits inédits des années 1982-83, Delirium publie d’aussi soignés recueils d’histoires plus récentes, et tout aussi passionnantes, le plus souvent scénarisée par le Maître lui-même John Wagner. (Origines, Les Liens du Sang, Démocratie) ou confiées à des grands noms du comics actuel. C’est ainsi que Rob Williams (Suicide Squad) et Chris Weston (The Authority, The Filth, Swamp Thing…) sont aux commandes de Contrôle, où Dredd va, dans la première (et longue) histoire se retrouver confronté au Judge Pin, responsable de la police des police de MC1 : un Juge un peu trop intègre qui cherche des poux à Dredd, ce qui peut vite mal tourner, comme va le prouver cet épisode aux allures de thriller. D’autres récits plus courts, et plus drôles, accompagnent cet épisode, et le duo explore avec brio ce qui fait l’ADN de Dredd : des intrigues mêlant SF et polar, avec des personnages incroyables à qui il arrive des déboires improbables. Cette fois il s’agit d’un extra-terrestre à la douceur démentie par une tête monstrueuse, une bande de singes spécialisée dans le rapt, ou encore un lointain cousin de Godzilla. Entre autres ! Ces quatre recueils d’inédits sont en couleurs, et elles sont à chaque fois particulièrement soignées.
Enfin, il faut tout de même dire un mot des deux adaptations pour le septième art de la série. Judge Dredd, de Danny Cannon, sorti en 1995 avec Stallone dans le rôle principal, a fait l’unanimité contre lui (ou presque). Outre les libertés prises avec la bande dessinée, on y voit le visage de Dredd à découvert, et ça, c’est rédhibitoire pour le fan... Le fan, lui, préférera nettement Dredd, de Pete Travis, sans acteur vedette, et sorti discrètement directement en France en vidéo en 2013. Beaucoup plus proche des comics, il permet aussi de retrouver la Juge Psi Anderson, un des personnages les plus marquants de la série. Et donne à voir un Mega City One assez flippant.
Mais n’ayez crainte, citoyens. Les Juges sont là pour vous protéger. Même si vous n’êtes pas d’accord.
Vous pouvez d’ailleurs maintenant éteindre votre ordi et vérifier que votre porte est bien verrouillée.
Juge Fredd
Bibliographie DELIRIUM
Origines / Wagner, Ezquerra et Walker (2016) - 192 p. couleur – 23,90 €
Les Liens du sang / Wagner, Ezquerra, Fraser et MacNeil (2016) – 144 p. couleur – 22,90 €Démocratie / Wagner et Mac Neil (2017) – 168 p. couleur – 25 €
Contrôle / Williams et Weston (2022) – 144 p. couleur – 20 €
Affaires classées 01 à 07 (2016-2022) / Collectif - entre 200 et 416 p. noir et blanc – 32 à 36 €
(Une première version de cet article a été publiée dans le numéro 128 de la vénérable revue 813)