Ce blog est entièrement consacré au polar en cases. Essentiellement constitué de chroniques d'albums, vous y trouverez, de temps à autre, des brèves sur les festivals et des événements liés au genre ou des interviews d'auteurs.
Trois index sont là pour vous aider à retrouver les BD chroniquées dans ce blog : par genres, thèmes et éditeurs.
Vous pouvez aussi utiliser le moteur de recherche interne à ce blog.
Bonne balade dans le noir !

lundi 30 juin 2025

[Do it yourself] – Les Héros du Peuple sont immortels, par Stéphane OIRY (Dargaud)

   Donc, Les Héros du peuple sont immortels.

La première fois que j’ai vu ce titre, c’était celui de la compilation Gougnaf Mouvement/ Krontchadt Tapes, un 33 tours regroupant la fine fleur du rock alternatif (ou pas), circa 1985, et où les Thugs cotoyaient les Rats, La Souris Déglinguée, OTH, les Hot Pants… Et où, l’auditeur déjà complètement rincé par l’ensemble du disque, découvrait en fin de face B coincé, entre le vindicatif « National Trouble » des Babylon Fighters et le gouailleur « Père Noël » de Parabellum, le sublime et très habité « Identité » de Camera Silens. Au chant : Gilles Bertin, pour un morceau dont le titre symbolise à lui seul une grande partie de la vie de ce jeune homme, qui va devenir une autre personne, sous un autre nom, quelques années plus tard, après un braquage réussi et une fuite sans fin…

Et c’est justement ce que nous raconte Stéphane Oiry dans ses « Héros du peuple  sont immortels» à lui, qu’il prend la peine de sous-titrer « La Cavale de Gilles Bertin ». Précisons-le tout de suite : il y a deux versions de cet album, avec deux couvertures qui illustrent parfaitement les deux vies de Bertin : celle d’abord consacrée à la musique, puis l’autre, où la délinquance va prendre le pas petit à petit, jusqu’au braquage à main armée… La version « jaune », courante, est en couleurs, la « bleue » en noir et blanc, avec un dossier de 16 pages (de forts intéressants entretiens avec Stéphane Oiry et Philippe Rose, ami de Gilles Bertin).


L’album s’ouvre sur une boutique de disques à Lisbonne en 1990. Un client de passage croit reconnaître le disquaire, persuadé de l’avoir vu sur scène, en France, il y a longtemps. Il se rappelle vaguement le nom du groupe… « Silence moteur, un truc comme ça... ». Et le disquaire d’affirmer qu’il y a erreur sur la personne, puisqu’il s’appelle Did et qu’il est écossais. Le choix de cette scène introductive plonge tout de suite dans l’univers de crainte – voire de parano comme il l’affirme – dans lequel vit Gilles Bertin – car c’était bien lui – depuis qu’il a quitté la France, avec un mandat d’arrêt international aux fesses, en 1988. Mais comment en est-il arrivé là ? Oiry rembobine et nous ramène à Bordeaux, en 1981 , où une bande de quatre potes plus doués pour les conneries que pour les études décide de monter un groupe punk, baptisé Camera Silens, du nom des cellules d’isolement décrites par Ulrike Meinhof dans un livre sur la R.A.F. Et on suit particulièrement le parcours de Gilles Bertin, chanteur, bassiste, héroïnomane, braqueur à la petite semaine, et finalement, après un passage en prison, acteur principal avec six autres complices, d’un casse retentissant contre la Brink’s à Toulouse, en avril 1988. Mais ce coup réussi l’entraîne dans une cavale qui durera des années, en Espagne, au Portugal, jusqu’à ce qu’il se rende à la justice française en 2016… Je laisse tout de même un peu de suspense pour celles et ceux qui ignorent encore ce qui s’est passé après cette reddition de Gilles Bertin.

 Pour son récit, admirablement maîtrisé, Stéphane Oiry reste fidèle à son cher « gaufrier » (des planches de cinq ou six cases), une technique, comme il l’explique est « totalement en accord avec l’esthétique des années 1980. Il n’y a pas de contradiction entre le punk et cette forme classique ». Le dessinateur est particulièrement à l’aise avec les scènes de concerts, de répétitions, où les corps en tension des musiciens, les publics placides ou en transes, nous replongent dans des ambiances authentiques. Quiconque a fréquenté ces soirées électriques sera instantanément plongé dans ses propres souvenirs, sans oublier que la bande sonore s’invite aussi dans la narration, comme dans cette scène où Gilles rencontre Cécilia, qui deviendra sa compagne, pendant un concert d’OTH. La chanson «L’Ecole de la rue » est là, en fil rouge, et on a l’impression d’être assis à côté de ce couple qui discute, tout juste si on ne leur paierait pas une bière…

Et si le lecteur ne connaît rien de tout cela ? Et bien, cet album est évidemment un impeccable, et implacable ! , récit de vie, au coeur des années 80, un portrait sensible d’un homme perdu, amputé d’une partie de sa vie, et qui finira par vouloir remettre de l’ordre dans son existence chaotique, et continuer à vivre en étant apaisé. Une histoire terriblement humaine, un destin hors du commun. Et vous l’aurez compris, un nouvelle réussite de Stéphane Oiry (son Lino Ventura, avec Le Gouëfflec était excellent, et sa série Maggy Garrisson, avec Trondheim est une pépite à mon sens trop méconnue). C’est certainement même un des meilleurs albums de ce dessinateur. Et si vous pouvez vous procurer la version en noir et blanc (400 exemplaires), n’hésitez surtout pas. Tout le travail sur les détails, sur les trames, les ombres s’en trouve magnifié.

Enfin, si vous voulez entendre la voix de Gilles Bertin, podcastez-vous sur « Une histoire particulière » sur la plate-forme de Radio France (avant le massacre à la tronçonneuse de Rachida D.) :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-gilles-bertin-une-vie-en-sursis

Sans oublier de boucler la boucle de cette chronique en écoutant cette version d’« Identité »…



Les Héros du Peuple sont immortels *****

Dessin, scénario et couleurs Stéphane Oiry

Dargaud – 128 pages couleurs (édition courante) – 21,50 €

Dargaud – 144 pages noir et blanc (édition Librairie Bulle) – 35 €