Ce blog est entièrement consacré au polar en cases. Essentiellement constitué de chroniques d'albums, vous y trouverez, de temps à autre, des brèves sur les festivals et des événements liés au genre ou des interviews d'auteurs.
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Bonne balade dans le noir !

lundi 30 octobre 2023

[Partir] - La Meute de Herry et Samama et Le Passeur de lagunes de Dabitch et Macola (Futuropolis)

 Deux albums parus à quelques mois d’intervalle chez Futuropolis, aux intrigues éloignées géographiquement, et bien différentes dans leur construction comme dans leur propos, sont tout de même à rapprocher par leur thématique centrale  : l’irrépressible envie d’être ailleurs…

Dans La Meute de Cyril Herry et Aude Samama, il est question de la fugue de deux ados, Victor et Marina, à travers la forêt Limousine, au moment même où un loup semble avoir fait sa réapparition dans la région. Les deux jeunes ont fait le choix de quitter une petite ville et une vie étouffantes pour se perdre dans la forêt proche, un havre pour Victor, qui en connaît tous les recoins, les secrets, les ressources et où, « ll n’y a aucune raison d’avoir peur dans les bois. Sauf des hommes ». Car c’est bien des hommes dont les deux fugueurs veulent se préserver, plus précisément de tous ces villageois qui savent tout de tout le monde, et qui ont bien évidemment leur avis sur les raisons de cette disparition. Alors qu’évidemment ils sont ignorent complètement ce qu’il s’est passé, mais ne peuvent s’empêcher de le dire… « A vouloir sans cesse tout savoir des autres, vous allez finir par leur inventer une vie qu’ils n’ont pas » essaie de clouer le bec une infirmière à domicile à une dame d’un âge respectable qui n’en finit pas de déblatérer sur les autochtones. Et c’est en fait toute la ville qui a son mot à dire, ou plutôt sa rumeur à colporter, son on-dit à rapporter, alors que chacun oublie de regarder un peu plus près ce qui se passe sous son propre toit. Et il est facile de comprendre ce désir de fuir des deux jeunes qui ne trouvent absolument par leur place dans ce monde, tout comme d’autres, tout aussi prêts dans leur tête à suivre l’exemple de Victor et Marina. Enfant, ado, jeunes hommes et femmes, ils sont aussi cette autre meute du titre, celle qui est avide d’espace et de liberté et qui n’aspire qu’à une chose : respirer. Les peintures d’Aude Samama viennent magnifier, tout en douceur, cette irrépressible soif d’échapper à un monde violent en tous points .

 


 

C’est à Venise, que Christophe Dabitch a trouvé la source d’inspiration de son histoire, et plus précisément dans sa lagune que le dessinateur italien Piero Macola lui a fait explorer dans tous ses recoins. Et cela donne le Passeur de lagunes, où le jeune Pablo, qui accompagne souvent son père pêcheur, a lui aussi des envies d’ailleurs, même s’il peut compter sur sa bande de copains pour passer le temps et tromper l’ennui, en traficotant un peu, beaucoup, de ce nouvel opium du peuple, la Rose, aux vertus rares, puisqu’elle effacerait les mauvais souvenirs… Mais bientôt le père de Pablo disparaît, et pas question de filer voir la police pour le signaler : autant mener sa propre enquête, même si elle va révéler des secrets… Au delà du drame familial qui se joue pour Pablo, ce sont des destinées entières qui sont évoquées dans cet album, dont le titre donne évidemment la piste : celles et ceux qui veulent fuir ici sont aussi les clandestins, et la Cité des Ponts un point de passage obligé. Et c’est justement dans ce méandre que constitue la lagune que les hommes se perdent, ou se trouvent piégés, de l’intérieur ou de l’extérieur, car l’ouverture sur la mer, et la liberté qui va avec, a disparu avec le temps … « Quand ils ont fermé les frontières, les digues sont devenus des murs », affirme son grand-père à Pablo. Le monde change, les certitudes d’hier vacillent, c’est aussi le sens de ce récit initiatique subtil et sensible. Et au fil des pages, les superbes aquarelles de Piero Macola viennent nous rappeler que la nature peut être douce et cruelle à la fois, alliée ou adversaire, et qu’elle peut emmener, pour celui qui prend son temps, ailleurs. Cet album est à lire et relire, tant il donne à méditer, contempler. Et s’évader.


La Meute ****

Scénario Cyril Herry et peintures d’Aude Samama

Futuropolis – 152 pages couleur – Sortie le 8 février 2023

Le Passeur de lagunes ****

Scénario Christophe Dabitch et dessin Piero Macola

Futuropolis – 224 pages couleurs – Sortie le 13 septembre 2023



samedi 21 octobre 2023

[Tizing] - Douze (Delcourt) – Human Target (Urban Comics) – Arcadium (Ankama) : trois excellents polars à venir !

 Trois très bons albums, de genre bien différents vont arriver dans les rayons de vos libraires préférés, et selon votre nuance de polar préféré, il y a certainement de quoi vous en mettre plein les yeux. Petite revue expresse, avant des chroniques plus détaillées à venir.

Deux titres sortent ce vendredi 27 octobre. 

L’imposant Human Target (plus de 400 pages) par Tom King et Greg Smallwood. Il s’agit là de la reprise d’un personnage assez atypique de l’univers DC, Christopher Chance. Créé en 1972 pour Action comics, par Wein et Infantino, Chance, alias la « Cible Humaine » n’a qu’un métier : prendre l’identité – et la place – de personnes susceptibles d’être victimes d’assassinat ou autre agrément. Sur cette base, King et Smallwood relancent Chance dans une ultime aventure, où il prend les traits de Lex Luthor, éternelle cible d’ennemis jurés. Chance déjoue un attentat contre Luthor, mais n’échappe pas à un poison qui lui était destiné. Mais qui a bien pu réussir à passer les contrôles de sécurité du milliardaire pour amener ce poison mortel à effet lent ? Chance a douze jours pour trouver, et il est vite sur la piste de suspects pourtant respectables : la Ligue de Justice… Excellente reprise, en tous points de vue, avec son scénario en compte à rebours et son dessin d’une rare élégance. Et encore une fois la preuve qu’on peut croiser les genres et que les super héros sont tout à fait à leur place dans une intrigue purement polar.


Ce même jour sort également l’étonnant et fascinant Arcadium, chez Ankama. Nikopek, son auteur, y déploie une intrigue en hommage direct aux années 80, tendance zone Z, ou culture populaire, si vous préférez. Les références ici sont fantastiques (Carpenter et Cronenberg en tête), métalliques (… Metallica !) et bien sûr, vidéoludique : toute l’intrigue, complexe, tourne autour d’un jeu d’arcade – le bien nommé Arcadium – et de son action maléfique sur ceux qui y jouent. Pour faire simple, hein, parce que les  personnages plongés au coeur de cette nuit américaine flippante, ont bien du mal à retrouver le sens de leur monde réel à eux. Magnifiquement mis en images, cet album, qui a aussi un petit côté Stranger Things – bah oui – est une vraie découverte. Un petit coup d’oeil ici sur le teaser, pour vous mettre dans l’ambiance.



 

Enfin, début novembre, un bon vieux polar aux recettes éprouvées mais terriblement efficaces arrive, il est l’oeuvre d’Herik Hanna et Hervé Boivin, et il s’agit de Douze chez Delcourt.

 Un hôte mystérieux – alias L’Hydre – a invité douze personnes à passer une semaine dans un hôtel entièrement privatisé à leur attention. Douze invités qui ne disent pas grand-chose sur eux-mêmes, mais certains semblent déjà se connaître, du moins de nom ou de réputation. Tout est fait pour que leurs premiers instants à l’hôtel soit un peu obscur : un numéro attribué à chacun – on ne dit pas tout de suite qui on est – un hôte qui demeure pour le moment invisible, un accueil assuré par deux sœurs chinoises tout aussi énigmatiques et pour toutes les questions, chacun peut compter sur Albert, un majordome muet. Très pratique pour avoir des réponses.

Mais celles-ci vont vite arriver à l’apparition de l’hôte , qui, sous un masque pour le moins exotique demande, après  un dîner un peu particulier et un brin tendu, à chacun de se présenter, enfin, de dire ce qu’il veut bien de lui-même. Et la  nuit qui suit va être particulièrement agitée…

Parfait quasi-huis-clos pour ce polar qui commence comme du Agatha Christie pur jus et se termine en apocalypse. Le style réaliste d’Hervé Boivin fait merveille dans cette histoire qui n’est pas sans rappeler par certains côtés le Button Man de Wagner et Ranson. Et la couverture est vraiment réussie !

Hervé Boivin sera présent les 18 et 19 novembre au toujours très couru salon Noir sur la Ville de Lamballe (avec Emmanuel Moynot pour former le duo BD de cette édition)



The Human Target *****

Scénario Tom King, dessins Greg Smallwood. - Traduction et préface Maxime Le Dain

Urban comics – 424 pages couleur - Collection DC Black Label - 35 €

Sortie le 27 octobre 2023


Arcadium ****

Scénario et dessins Nikopek

Ankama – 144 pages couleurs – 20,90 €

Sortie le 27 octobre 2023


Douze ****

Scénario Herik Hannah , dessins Hervé Boivin et couleurs Gaétan Georges

Delcourt – 80 pages couleurs – Collection Machination

 Sortie le 8 novembre 2023


dimanche 8 octobre 2023

[Batman sans Batman ] - Gotham City : Année un, par Tom King et Phil Hester (Urban comics)

 

 « Où est la Princesse de Gotham ?» titre The Blade à sa une du 12 mars 1961. Et le quotidien de publier la dernière photo en date d’Helen Wayne, emmitouflée dans les bras de sa mère Constance, sous le regard un peu ailleurs de son père Richard Bruce, le trio posant devant le manoir familial des Wayne… L’enfant semble avoir disparue, et les rumeurs commencent à enfler en ville. Sam Bradley, détective privé réputé pour son honnêteté sans faille, n’en sait pas plus que quiconque sur cette affaire, mais il va très vite s’y retrouver au centre : une élégante jeune femme noire passe le seuil de son bureau avec une curieuse mission pour lui. Il s’agit, moyennant cent dollars, de porter une enveloppe cachetée adressée simplement à Monsieur Wayne, au domicile de celui-ci et sans bien sûr, ouvrir la missive. Bradley a à peine le temps de poser plus de questions sur la mission : la messagère est déjà partie, et bien qu’il ne s’estime pas facteur, il décide de se rendre à la propriété des Wayne. Mal lui en prend : à peine franchi le seuil du manoir, et le temps d’une froide conversation avec les époux Wayne, le voici soumis à un interrogatoire plus que musclé dirigé par une veille connaissance à lui, Loder, un ex-flic désormais chargé de la sécurité de la famille. Une première dérouillée qui va en appeler d’autres, au fur et à mesure que Sam Bradley va progresser dans la recherche d’Helen Wayne. Car, oui, il accepte finalement l’offre de Constance à savoir retrouver les auteurs de la lettre anonyme réclament 100 000 dollars de rançon… 

 


 Ouch ! Attendez-vous à un choc ! Tom King s’empare à son tour de Batman, ou plus précisément de Gotham, et s’attaque aux racines du Mal de la cité, dans un one-shot magistral. En situant son intrigue à l’époque des grands-parents de Bruce Wayne, il s’affranchit bien sûr du héros lui-même, et en profite pour rajouter une pierre à l’édifice de la cité fascinante qu’est devenue Gotham au fil du temps et des auteurs qui ont construit sa légende, ses mythes, revisité ou inventé son passé, et mis sous les feux des projecteurs des personnages jusque là secondaires ou croisés au fil des aventures de Batman. Sam « Slam » Bradley est l’en d’entre eux – et la postface de Yann Graf est d’ailleurs tout à fait éclairante – et passionnante ! - sur la vie de ce personnage créé en 1937 – et il est donc le personnage central de ce comics. Dès son entrée en scène, on comprend qu’on va avoir affaire à une histoire digne de l’ère des pulps des années 20-30, branche hard-boiled detective, les dur-à-cuire quoi… Et Bradley va se montrer particulièrement coriace au fil des pages, et se prendre un nombre impressionnant de gnons : « Il pleut des coups durs » (titre français d’une Série Noire de Chester Himes) pourrait être sa devise pour cette affaire. 

 Au-delà de ce côté spectaculaire, le scénario de King se nourrit de rebondissements qu’on ne voit pas tous venir, et sa mécanique narrative est du vrai travail d’orfèvre : on est autant mené par le bout du nez que l’est Bradley, qui va de surprises en surprises, de moins en moins reluisantes pour la gente humaine. Car c’est bien là une autre des forces de ce récit : à coté d’un suspense haletant, King explore le moindre recoin de la ville, et des mœurs de ses habitants, fouillant jusqu’aux origines des hommes et des femmes et de ce qu’ils doivent accepter de faire pour se faire accepter par une ville coupée en deux géographiquement, mais aussi en multiples fragments dès qu’il s’agit de politique, de partage des richesses et de couleur de peau… Il y a de multiples portes pour entrer dans ce Gotham City-là, mais guère d’échappatoires et c’est en vain que plus d’un et plus d’une semblent chercher une sortie de secours. La manière dont Gotham sombre dans une espèce de folie collective est finement amenée et superbement mise en image. 

Je découvre le dessin de Phil Hester, et franchement, il se révèle un véritable maître du Noir ! Je le rapprocherais volontiers de Risso pour son travail époustouflant sur les ombres et ses personnages aux traits anguleux, quant à son travail de cadrage / mise en page, c’est un des plus efficaces et dynamiques du genre. Au final, Gotham city : Année Un une des meilleures contributions polar au monument Batman à ranger directement aux cotés du Gotham Central de Brubaker / Rucka… et du Batman Année un de Miller et Mazuchelli.


Extraits cop. DC et Urban Comics 2023


Gotham City : Année un *****

Scénario Tom King, dessins Phil Hester, encrage Eric Gapstur, couleurs Jordie Bellaire. Traduction Jérôme Wicky

Urban comics – 208 pages couleur - Collection DC Deluxe - 21 €

Sortie le 13 octobre 2023

lundi 2 octobre 2023

[Dystopie] –Cyan / Lucia Biaggi (çà et Là)

 Cinq amis qui se sont plus ou moins perdus de vue depuis leur adolescence se retrouvent autour d’un dîner un peu mystérieux, à l’invitation de l’un d’entre eux, Emil. Il a quelque chose à leur annoncer qui risque bien de bouleverser leur vie, ou plutôt de faire ressurgir des événements qui avaient déjà fait basculer leur monde. Un monde où le destin de chacun d’entre eux est déjà plus ou moins tracé, selon la couleur de leur peau. Et elle n’est pas du tout la même selon qu’on soit Rouge, Jaune ou Bleu… Quand on appartient à cette couleur, on est relégué dans le quartier de Bonifacio, celui des défavorisés de la grande cité de Bourne. Emil fait figure d’exception : il a beau être un Bleu, il est devenu au fil du temps une vedette du cinéma et a réussi à se faire accepter par les autres communautés, Rouge et Jaune. Un peu au grand dam de ses anciens amis Bleus, qui eux sont restés dans leur monde de parias. Mais Emil,Liv, Roman, Becca et Mina sont liés par un événement qui s’est déroulé 20 ans plus tôt : « la tragédie du bord de mer », qui a coûté la vie à un autre ami à eux, un Bleu du nom de Yari. Et il semblerait bien que de nouveaux éléments viennent apporter une lumière nouvelle sur ce qui s’est réellement passé à cette époque que toutes et tous ne semblent pas vouloir ressurgir, et encore moins se retrouver sur le banc des accusés pour leur seule couleur de peau..

 

 

C’est sur fond de polar assez classique – la réouverture d’une enquête à la lumière d’un fait inattendu – que Lucia Biagi construit une passionnante histoire qui dépasse largement le genre : en plaçant son intrigue dans un futur dystopique, elle questionne le fonctionnement de toute société où la discrimination règne, et où les arrangements entre puissants et dominants sont un mode de vie répandu, et plus ou moins combattu. Alors, sa galerie de personnages est parfaite pour cette histoire : elle va des flics obtus ou corrompus, aux militants des causes (presque) perdues, en passant par des politiques aux idées faciles d’accès ou au cynisme assumé, des jeunes déboussolés et révoltés face à une société injuste où le mélange des couleurs est mal vu, et des femmes et des hommes un peu perdus au milieu de tout cela. Même la police semble y perdre son latin dans ce monde : « je pensais que vous au moins, vous étiez une personne normale » lance ainsi la tenace enquêtrice Jaune à Mina, la jeune Rouge. « Normale ? Ça veut dire quoi normale ? ». Vaste question, à laquelle chacun répond avec ses valeurs, son éducation, ses convictions, et… ses tripes !

Cyan déborde de courtes scènes de ce genre, qui amènent à se poser des questions, parfois  hélas déjà anciennes, sur la place de chacun et chacune dans le monde dans lequel il vit. Ici et maintenant, comme disait l’autre… Et dans le monde de Cyan, il n’est pas inutile de rappeler à certains que « Les races n’existent pas, il n’y a qu’une seule race, la race humaine. Maintenant que la science l’a prouvé la discussion est close, et les abrutis qui ne le comprennent pas n’ont plus qu’à se taire »


Le dessin de Cyan est un peu déroutant au début, par ses couleurs, mais vu la thématique et le monde créé par Lucia Biagi il fallait bien ce traitement et  cette gamme chromatique.
C’est un album qui est un peu de la même "famille" que ceux de Robin Cousin (chez  Flblb) : un trait assez doux, des planches colorées... et un futur plus ou moins sombre !
Au final, une réussite totale et pour moi une découverte de cette autrice, dont deux autres albums Sestrière (2017) et Point de fuite (2015) sont au catalogue de çà et Là. Un détour par là s’impose pour explorer ça !


Cyan ****

Texte et dessin Lucia Biagi ; traduit de l’italien par Aude Lamy
çà et Là, 2023 – 480 pages couleurs – 26 €
Sortie le 15 septembre 2023