Ce blog est entièrement consacré au polar en cases. Essentiellement constitué de chroniques d'albums, vous y trouverez, de temps à autre, des brèves sur les festivals et des événements liés au genre ou des interviews d'auteurs.
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Bonne balade dans le noir !

lundi 5 décembre 2022

[Champagne et sabre] – Shibumi (Glénat) remporte le Prix Clouzot 2023

 


Après le fameux « A fake story » de Galandon et Pendanx d’après le roman mythique de Douglas Burroughs, c’est au tour du duo Pat Berna et Jean-Baptiste Hostache de remporter le Prix Clouzot de la BD du festival « Regards Noirs » de Niort » , avec leur superbe adaptation du Shibumi de Trevanian.

 Pour ses délibérations, le jury était réuni au restaurant de Niort Vins paradoxe, et a su garder la tête froide et les idées claires, malgré un enivrant environnement :



Et alors, de quoi est il question dans ce roman devenu culte ? De la destinée d’un homme hors du commun, par exemple ? Laissons parler ceux qui connaissent mieux le personnage central de Shibumi  :

« Nicholaï Hel est un homme redoutable. C’est un maître du Hoda Korosu, la technique du « tuer à mains nues ». Il a en outre une capacité surnaturelle à déceler le danger, ce qu’il appelle un « sens de la proximité ». Voici les adversaires du « héros » de cette histoire prévenus : il ne va pas être facile de mettre la main sur cet homme recherché par le monde entier – enfin, les services secrets plutôt – sans peine ni dommages. Retiré au pays Basque, Hel va devoir sortir de sa tanière lorsqu’une jeune femme vient l’implorer de lui apporter son aide… et provoquer l’intervention de la Mother Company, une organisation secrète nternationale. Tout cela se passe dans les seventies, dans le droit sillage des attentats aux JO de Munich 1972, dans une intrigue qui mêle espionnage, méditation orientale et critique acide de la société américaine . Le roman de Trevanian (chez Gallmeister), Shibumi, est devenu un inclassable classique et l’adaptation qu’en font Berna et Hostache est magnifique : la vie à la fois tumultueuse et… contemplative, zen, de Hel est parfaitement mise en images, et le tour de force est bien là de la part des auteurs : avoir réussi à donner corps à un personnage de tueur à gages complètement hors-norme. Et à faire de sa traque un album haletant de la première à la dernière page.

Un très beaux prix Clouzot, que les auteurs viendront présenter à la prochaine édition du festival «Regards Noirs », du 2 au 5 mars 2023.



Shibumi, d’après Trevanian ****

Scénario Pat Berna et dessin Jean-Baptiste Hostache

224 pages couleurs – 29,90 € - Sortie le 15 septembre 2022



lundi 21 novembre 2022

[11 balles dans le chargeur] – Le Crime parfait / Collectif (Phileas)

 

Le maniaque du polar en cases aura beau retourner sa bibliothèque dans tous les sens, il n’y trouvera pas plus de collectifs de son genre préféré que de doigts sur ses deux mains. S’il est chanceux et conservateur, ou les deux, il sera en possession des hors-séries des revues
Tintin
et Pilote « spécial policier » parues en 1978, ou du (A suivre) « BD Polar : Noces de Sang » sorti lui en 1981 sous couverture de Tardi. Pour les albums, il a peut-être fait main basse sur le « Polar  story – Des histoires de polar » chez Fugues en Bulles (2010) ou du plus récent « Polar – Shots entre amis à Cognac » (2020). 

C’est dire si l’initiative des éditions Phileas de demander à une quinzaine de dessinateurs et scénaristes de s’emparer du thème du crime parfait – si cher au genre policier en littérature comme en cinéma – est la bienvenue. Surtout que c’est une belle réussite. Sous les couvertures rouge sang de Barral ou bleu nuit de Guérineau, chacun des auteurs livre sa version du crime parfait. Et évidemment elles ont toutes leur angle d’attaque. Elles revisitent ainsi l’Histoire (Gess, Guérineau, Chabouté, Holgado & Seltzer), s’ancrent dans un quotidien contemporain (Rabaté, Peyraud et Liéron, Moynot, Krassinsky) ou utopique (De Metter), ou invitent même à leur table d’autres « mauvais genres » (Sandoval & O’Griafa, Krassinsky, Guérineau, Pomès). Sans oublier les ingrédients : vengeance, complot, détective, tueur en série… tous très bien digérés. Cela donne onze récits originaux, parfaitement menés,  tous agrémentés d'un « Repose en paix » signé Anaïs Bon, une forme d'oraison funèbre qui vient prolonger, ou éclairer, le récit noir tout juste terminé. Un peu à la manière de la morale d’une fable, ou plus encore, de cette voix qui concluait les épisodes de la Quatrième Dimension, souvent ironiquement.

Il y a tout de même un peu – ou beaucoup selon les récits – d’humour noir dans ce collectif inattendu et roboratif. Et à la manière des recueils de nouvelles noires et policières, cet album permet aussi de découvrir ou de retrouver les univers graphiques de onze dessinateurs maîtres de leur art. Un album parfait ? Ce serait en tous cas un crime de passer à côté... 

Le Crime parfait ****

Scénario et dessins de Chabouté, De Metter, Gess, Guérineau, Holgado, Krassinsky, Moynot, O’Griafa, Peyraud, Pomès, Rabaté, Sandoval, Liéron, Seltzer

Couverture de Barral (édition courante) et Guérineau (édition Canal BD - 1400 exemplaires)

Nécrologies d’Anaïs Bon

112 pages couleurs et Noir & blanc – Sorti le 10 novembre 2022 – 19,90 €


mardi 15 novembre 2022

[Polar Bizarre] – Saint Elme de Lehman et Peters : « Twin Peaks écrit par Jean-Patrick Manchette »

 

« Vous vous passionnez pour la météo maintenant ?

- Ici c’est spécial... »

Les prévisions météorologiques, exactes à la seconde près, ne sont pas la moindre des bizarreries à Saint-Elme, petite station montagnarde renommée pour la qualité de ses eaux de source. Il y a aussi des grenouilles mutantes, qui pullulent depuis un certain temps. Une petite fille, retenue dans un chalet reculé, et qui a dessiné un étrange logo sur la fenêtre. La famille Sax, qui règne sur la ville et a des projets tout aussi divergents que mystérieux pour se bâtir un empire. Sans oublier une vache qui prend feu lors d’un procès commémoratif en hommage aux animaux jugés au Moyen-Âge. Cela fait beaucoup pour Franck Sangaré détective venu sur place pour... aucune de ces raisons, mais pour retrouver un certain Arno Cavaliéri, fils de famille disparu depuis trois mois. Désormais connu sur place sous le sobriquet du Derviche, le fiston ne semble pas très disposé à suivre l’enquêteur, lorsque celui-ci le retrouve. Il lui fait même plutôt passer un sale quart d’heure. C’est le moment pour Philippe Sangaré d’intervenir, pour sauver son frère : après tout n’est-il pas lui aussi détective, mais nettement plus doué, malgré ses grands yeux aux orbites sombres et vides ?

 


Wow ! Voilà bien une série qui sort des sentiers battus et ce que vous venez de lire constitue la trame générale des trois premiers tomes de cette histoire imaginée par Serge Lehman et dessinée par Frédérik Peeters. Déjà associé sur le fascinant HommeGribouillé, le duo joue un peu sur ce même registre du polar teinté de fantastique, par petites touches d’étrangeté qui viennent imprégner un scénario de plus en plus captivant. Après un premier volume installant parfaitement l’atmosphère régnant à Saint-Elme et aux alentours, et présentant une étonnante galerie de personnages, les deux albums parus en 2022 – et oui, pour une fois, l’attente est réduite entre chaque volume – accélèrent logiquement les choses, en les densifiant : de la recherche initiale de Frank Sangaré, jusqu’aux révélations des enjeux au coeur d’une bataille économique, familiale et finalement sanglante, l’histoire de Serge Lehman prend des allures de thriller au sens littéral du terme et presque originel, à savoir que le suspense est grandissant et provoque de vraies sueurs froides. Et quel dessin et couleurs que ceux de Frédérik Peeters : parfois carrément aux portes du psychédélisme façon seventies, elles peuvent être tour à tour chaleureuses, inquiétantes, spectaculaires, crépusculaires, spectrales ou apocalyptiques. Ouais, rien que ça… Certaines planches « muettes » sont tout simplement époustouflantes, dans leur composition comme dans leur effet dramatique. 

Tient-on ici un "Twin Peaks, à la manière de Jean-Patrick Manchette" comme le souhaitait Frédérik Peeters dans la vidéo ci-dessous,à l'occasion de la sortie du time 1 ? Peut-être bien... Une des grandes séries de cette année, assurément ! 

 



Saint Elme **** – Série prévue en 5 volumes

Scénario Serge Lehman et dessin Frederik Peeters

Delcourt, 2021 - …. - Collection Machination – 80 pages couleurs – 16, 95 € chaque

 

1 – La Vache brûlée – Parution le 13 octobre 2021

2 – L’avenir de la famille –Parution le 12 janvier 2022

3 – Le Porteur de mauvaises nouvelles – Parution le 12 octobre 2022

dimanche 23 octobre 2022

[Cuisine Actuelle] - Recette de famille par James Albon (Glénat)

 

« Cuisine, terroir et tragédie ! » : dès la quatrième de couverture, nous voilà prévenus… Et il n’y a pas tromperie sur la marchandise : ce second album de l’illustrateur Ecossais James Albon est un pur roman noir et vert graphique (mais ça reste une bande dessinée, of course...)

Une petite île écossaise. Deux frères, Rowan et Tulip (Danny dans la vraie vie) Green vivent dans leur petite ferme, avec leur pas encore tout à fait vieille mère. Celle-ci leur a inculqué l’amour de la nature, ou plutôt la méfiance, voire la haine de tout ce qui ne provient de la mère Gaïa, et préfère vivre en recluse et en autarcie à la campagne avec ses deux fistons qui ont tout de même quelques rêves d’émancipation… Mais alors que Rowan reste encore très attaché au travail de la terre, Tulip, cuisinier très doué, s’imagine plus volontiers en restaurateur célèbre, plutôt à la campagne, d’ailleurs, car la ville c’est pas – encore – son truc. Or, voici qu’un héritage inattendu fait des deux frères les propriétaires d’une maison et d’un vaste terrain dans le Cambridgeshire : ils n’hésitent pas longtemps, et malgré les réticences et mise en garde de leur mère, les voici partis pour l’aventure. Ils trouvent vite leur fonctionnement : alors que Rowan cultive les légumes bios et goûtus dans son splendide jardin, Tulip ouvre un modeste restaurant dans un quartier pas encore très prisé de Londres. Après quelques semaines de curiosité pour le nouvel établissement – où les clients apprécient le savoir-faire de Danny et la qualité des ingrédients – l’affaire demeure tout de même précaire et ne décolle pas vraiment. Jusqu’au jour où Rowan découvre des champignons inconnus des manuels, et à la saveur exceptionnelle. D’ailleurs quand il les fait goûter à son frère, celui-ci reçoit un tel choc sensoriel qu ‘il se redécouvre « une ambition de conquérir Londres, de répandre la bonne parole, de montrer au monde ce dont il est capable. Son talent, sa vision. Tout cela ne peut plus attendre ».

Et de fait l’ascension de Tulip va devenir à compter de ce jour fulgurante : ses champignons mystérieux font de lui le restaurateur-vedette de la capitale et de son restaurant the place to be... Mais une telle affaire commerciale attire aussi de drôles de types, comme cet obèse impressionnant en costume rayé qui vient lui conseiller de prendre une protection, en échange d’une « contribution raisonnable ». Et c’est là que le conte de fée rose et vert va tourner au vinaigre noir… 


Quel album fascinant ! On ne sait pas trop dans quoi on s’embarque dans les première pages : hymne à la nature ? Histoire familiale ? Splendeurs et misères de l’ambition ? Et bien, tout ça à la fois, avec un ingrédient principal : le suspense ! Car voici un véritable « page-turner » : sitôt le départ des deux frères de leur île, James Albon ne laisse plus respirer autre chose que les effluves de « Tulip’s », et comment le restaurant va tenir face aux bouleversements successifs auquel il doit faire face. Et surtout : quel est le secret de ces mystérieux champignons ? Ce comics est un pur régal, en marge de ses congénères, car dessinée dans un style coloré, foisonnant, et même … délicat. Après tout le titre original n’est-il pas « The Delicacy » ? Et il se déguste comme un friandise exquise... 


Recette de famille****

Scénario et dessin James Albon

Glénat - 320 pages couleurs – 27 € - Sortie le 24 août 2022

vendredi 21 octobre 2022

[Piscines, espions et gentlemen] - Une romance anglaise / Hyman et Fromental (Dupuis)

« La justice poétique demandait qu’on entende au moins une fois sa voix, imaginée, certes, recrée à partir de fragments de réalité et c’est à cela que s’emploie ce livre ».

Cette voix évoquée par le scénariste Jean-Luc Fromental dans sa postface, c’est celle de Stephen Ward, « improbable ostéopathe-portraiste-ordonnateur des plaisirs de la Gentry », au coeur de cet album et du scandale qui ébranla l’Angleterre des Sixties : l’affaire Profumo. Une affaire qui a donné lieu à de nombreux ouvrages depuis l’année où elle a éclaté, 1963, et que cet album vient rappeler à notre époque hautement conspirationniste. Les faits ? Un ostéopathe de la bonne société londonienne, Stephen Ward, ami des puissants de l’époque, partage avec eux leur goûts des rencontres mondaines, raffinées et sensuelles. Il fait un jour la connaissance de Christine, jeune danseuse au charme éblouissant, et l’installe vite chez lui. Non pour en devenir l’amant, contrairement à ce que tout le monde semble penser, mais pour en être son mentor, celui qui l’aidera à gravir les échelons d’un monde inaccessible pour elle. Et c’est lui qui lui fera rencontrer Ivanov, attaché naval de l’ambassade d’URSS, et un peu plus tard, John Profumo, ministre de la Guerre. Tout cela en la laissant continuer à retrouver les boites de jazz moins huppées et plus populaires, et plus dangereuses au final pour elle : ses amants d’un soir peuvent vite devenir des tyrans dont elle peine à sortir des griffes. La belle finit par connaître tant de choses des différents monde qu'elle fréquente que tout cela peut exploser d’un moment à l’autre au visage d’un Stephen Ward, qui voit le danger trop tard, et d’un gouvernement qui va payer le prix fort… 

 Toujours aussi doué pour les intrigues complexes mêlant en scène de nombreux personnages, Fromental réussit réussit à nouveau son coup, comme celui de Prague paru dans la même collection, et toujours avec son complice, le grand Miles Hyman. Le dessinateur restitue à sa manière sensuelle et sensible les après-midi récréatifs au bord de piscines débordant de naïades, les soirées libertines de la bourgeoisie, et les nuits plus ou moins feutrées des clubs de jazz. Et fait parfaitement passer les états d’âme d’un Stephen Ward désabusé au moment où il enregistre sa version de l’affaire. Une mélancolie diffuse plane tout au long des pages de cette histoire tragique et noire. Une romance anglaise, oui, mais pas une bluette.


Une romance anglaise ****

Scénario Jean-Luc Fromental et dessins Miles Hyman

Dupuis (Aire Libre) – 102 pages couleur – 23 €

Sortie le 7 octobre 2022

 

Et pour mémoire : 



lundi 8 août 2022

[Un été chez…] Petit à petit , avec Derrick, Maurice, Ahmed et Albert : RIP, quoi ! ****

 Retour spécial sur RIP, de Gaet's et  Julien Monier, une série qui, discrètement mais sûrement, telle une colonie insectivore dévorant tout sur son passage, s’est installée dans le haut du panier des histoires noires de ces dernières années.  Quatre tomes parus (sur six prévus), un par personnage, et le cinquième arrive à la rentrée. Bienvenue dans le petit monde des …

Mais oui, des quoi, au fait ? Liquidateurs de centrale nucléaire ? Chimistes à la Breaking Bad ? A s’arrêter sur la couverture du premier tome, on reste un peu intrigués. Que peut donc bien faire cet homme en combinaison blanche ? Mais à y bien regarder, l’indice de base est déjà là : les mouches, partout. Et puis ce titre : Derrick, je ne survivrai pas à la mort. Et quelques pages plus loin plus de doute, nous voici en présence d’une équipe d’un genre un peu particulier : des videurs de maisons, dont le propriétaire est encore dans les murs dans un état de décomposition plus ou moins avancé. Et que visiblement, personne ne s’en est encore inquiété. En fait, on fait appel à la société où travaillent Eugène, Derrick, Albert, Maurice, Mike et Ahmed, quand un mort n’a pas encore été réclamé par qui que ce soit. Et qu’il reste des choses chez lui à récupérer, et les vendre aux enchères, si elles en valent la peine. Mais pas question pour Derrick et ses collègues de mettre sous la combi un objet pour leur pomme : ils sont archi surveillés et ce serait le renvoi direct. Et même s’il est bien pourri tous semblent tenir à ce boulot, alors l’équipe en tenue blanche se tient à carreau. Mais parfois la tentation est vraiment trop forte et quand l’objet est si petit, mais si précieux, comme ce diamant, au doigt de la vieille peau collée sur son de mort, et bien…. Pourquoi ne pas l’avaler ? 


 

C’est ce que fait Derrick dans le premier tome de cette fascinante saga. Il y voit un moyen d’enfin échapper à cette vie misérable qui est la sienne, et de partir loin de toute cette merde. Mais évidemment, quand on fait passer un bijou par le canal intestinal, c’est le début des emmerdements : où planquer chez soi le trésor quand on a une femme qui va vite piger l’affaire ? Et puis, comment faire pour la fermer quand dès le lendemain le patron ordonne de retrouver la bague disparue, précisant : « Demain soir sur mon bureau. Tant que je ne l’aurai pas aucun d’entre vous ne recevra sa paie pour ce mois ».
Je vous laisse découvrir le destin de cette bague, point central de tome inaugural. Mais au-delà de cet aspect purement matériel, c’est bien la mise en place de toute la série et son architecture que Gaet’s – maître d’oeuvre de la saga – propose : une galerie de personnages, tous liés par ce boulot pas banal, et qui ont tous leurs petits secrets. Et pour les découvrir, le scénariste nous invite à explorer l’intimité et le passé de chacun, tome par tome, personnage par personnage.

Oh, ce n’est certes pas la première fois que des scénaristes procèdent ainsi – le récit par points de vues différents de mêmes événements - mais RIP est un régal d’imagination, de mise en scène, de minutie et de… suspense ! C’est une mécanique remarquable, où chaque tome développe parfaitement la vie et le destin du personnage annoncé en couverture, et en même temps, éclaire  les zones d’ombre de l’histoire, en réussissant à maintenir en haleine le lecteur.

 Ce qui
était à peine effleuré dans quelques cases d’un tome, est développé dans les suivants, et petit à petit, toutes les pièces du puzzle se mettent en place. Et à chaque fois, les personnages centraux ont des histoires fascinantes, solides et...crédibles ! Gaet’s a cet art rare de raconter des vies oubliées, des secrets enfouis, des quotidiens ordinaires, avec cette aisance naturelle qui rend le récit est fluide et convaincant. Sans oublier ce sens des dialogues – et des pensées – propres à chacun des protagonistes et qui donnent le ton à tout l’album : Maurice le taiseux a derrière lui une autre vie qui fut bien meilleure que celle du moment, et il n’a pas le droit d’en parler.  Ahmed, lui, se voit lui en policier d’élite couvert de gloire, et utilise son bagout pour convaincre sa hiérarchie que tous ces morts c’est louche, y’a forcément un lien. Quant à Albert, il est un brin obsédé par une junkie un peu morte, et un peu maniaque. Il faut pas trop toucher à ses affaires, « ça s’fait trop pas »…

 

 

 


 

Et pour cette somptueuse histoire à tiroirs, il fallait bien un dessinateur de la trempe de Julien Monier, capable d’incarner des personnages aussi puissants, et de nous faire plonger dans l’univers grouillant de cadavres en décomposition… sans nous faire arrêter au premier asticot venu. Et c’est parfaitement réussi : ses personnages ont bien la gueule de l’emploi, tout comme ils l’avaient dans son excellent one shot « A l’ancienne », chez Filidalo (en 2019 avec Benoit Vieillard au scénario), et  ses décors sont soignés, précis, rigoureux, et on adore se perdre dans les détails de ses pièces capharnahaumiques et cauchemardesques, de ses scènes de crimes encore inviolées, de ce bar où se retrouve l’équipe, et de ses cadavres – ah ben oui tout de même – sommes toutes assez expressifs.
Ajouter à cela un chapitrage parsemé de citations et bons mots sur la mort qui tombent à pic, et vous tenez, je sais je me répète, une des plus belles séries polar de ces dernières années. Il était temps que je vous en cause !


Et pour finir, vous allez me dire : ça manque pas de femmes tout ça ? Oh non, ça ne manque pas.  Elles seraient même peut-être la clé de l'ensemble…  A vérifier très bientôt :  le prochain tome sera consacrée à Fanette et il sort le 14 septembre : à vos librairies préférées ! 

Mais si vous passez par Le Mans, Gaet’s et Monier seront
samedi 27 et dimanche 28 août à la vénérable librairie Bulle de Samuel et son équipe, toujours sur la brèche ! Avec une édition spéciale de Fanette, 600 exemplaires signés et numérotés pour la librairie. Une bonne habitude ! 



1 – Derrick – Je ne survivrai pas à la mort
Petit à petit, 2018 – 112 pages couleur –16,90 €

2 – Maurice – Les mouches suivent toujours les charognes
Petit à petit, 2019 – 112 pages couleur –16,90 €

3 – Ahmed, au bon endroit au mauvais moment
Petit à petit, 2020 – 112 pages couleur –16,90 €

4  – Albert – Prière de rendre l’âme soeur
Petit à petit, 2021 – 112 pages couleur –16,90 €

5 – Fanette – Mal dans la peau des autres

Petit à petit : à paraître le 14 septembre 2022


samedi 30 juillet 2022

[Un été chez…] Sarbacane : Ville Vermine, Morgane Fox et November

 Suite de ma revue estivale et éditoriale des albums parus au cours de ces derniers mois et qui valent vraiment la peine qu’on s’y arrête. Trois albums par maison, toujours. Aujourd’hui : Sarbacane.

Jacques Peuplier est de retour dans Le Tombeau du Géant ! Et c’est peu dire que cela fait plaisir de retrouver cet enquêteur d’un genre un peu particulier, dans sa cité très particulière : VilleVermine. La spécialité de notre homme ? Suffit de lire sa petite annonce : « Jacques Peuplier retrouve tous vos objets perdus, perdus, volés, oubliés. Méthode unique, résultats garantis ». La méthode unique, idée géniale et centrale de la série, c’est la capacité du héros à parler avec les objets : au coeur du précédent un diptyque – dont le tome1 a remporté le Fauve Polar SNCF 2019 – ce don est toujours bien l’élément moteur de l’intrigue. Il s’agit cette fois pour Peuplier de retrouver un merlin utilisé pour mettre fin aux jours du du dernier géant de la ville, cinquante auparavant, puis ensuite, le ceinturon - boucle de bronze et cuir de rhinocéros – encore à la taille du cadavre du géant… Cette dernière requête émanant directement du petit-fils de Jo le Géant. Un petit-fils qui vit dans les galeries souterraines de VilleVermine, au sein des Fleuvistes, tout une population qui vénère un ancien dieu poisson, et garde férocement le secret… Il en faut plus pour effrayer Peuplier qui va faire éclater bien d’autres vérités enfouies en acceptant cette nouvelle mission…


Quel album !!! J’avais franchement apprécié les deux premiers volumes par leur originalité, par le monde créée par Julien Lambert, par le ton de ses dialogues, par son sens de l’intrigue, son appropriation/hommage à une certaine culture populaire… et bien on retrouve tout cela encore dans ce troisième tome. Il est cette fois question d’autres créatures mythiques, de rites étranges et de croyances populaires, et tout cela fonctionne à merveille. Mais avec une autre dimension, humaine et sensible, en la personne de Sam le Géant, qui souffre d’un mal étrange dont va le délivrer Jacques Peuplier. Un mal… ou autre chose ? Magnifique scénario ! Et cette couverture qui annonce tout, sans qu’on puisse rien deviner. Du grand art !!! Ne ratez vraiment pas cet album paru en début d’année. Il n’est jamais trop tard pour le lire, c’est assurément une des BD de 2022. Pour Bédépolar en tous cas.


Morgne Fox de Louise Laborie est aussi un choc, dans son genre  ! Voici une étonnante aventure à la croisée des chemins entre quoi, le Club des cinq, les Goonies et Black Mirror ? Difficile en effet de déterminer le genre de ce vrai-faux polar qui débute par un épisode de Tony Fox, la série TV favorite de Mégane Fox, qui la dévore tous les jours avec appétit. Et damned ! Tony est en fâcheuse posture à l’issue du dernier épisode en date : Silly boy, son ennemi juré, le laisse pour mort dans une usine de corn-flakes, après avoir fait valdingué son gun dans la machine à mixer les céréales… La suite au prochain épisode ! Très frustrant pour Mégane, d’autant plus que le lendemain, pas d’épisode ! Mais pourquoi ? Et voilà qu’elle trouve le flingue de Tony dans son paquet de Nesquick à elle ! Dingue ! Aucun doute : Tony est en danger, il faut le sauver. N’écoutant que son courage, Morgane file à Paris avec son pote Simon, direction les studios où elle va pouvoir sauver son héros….


Wow ! Comme scénariste qui n’a pas froid aux yeux, Louise Laborie, dont c’est la première BD, se pose là. Et il suffit de se laisser emporter par l’enthousiasme et la volonté de fer de Morgane qui du haut de ses, quoi, 12-13 ans, pour vivre une aventure somme toute trépidante. Ce qui est troublant et amusant à la fois, c’est le style graphique de l’autrice : sous de faux airs d’album pour la jeunesse (ah, ce grand format, ces couleurs pétantes !) les personnages sont tout de même un bien patibulaires avec leurs visages un peu rougeauds, comme s’ils avaient pris des coups à chaque case précédente. Et cela donne un ensemble vraiment singulier, y compris dans ses dialogues bourrés d’anglicismes, mais au rythme vraiment soutenu, et en fait, une fois passé l’effet de surprise, on est vraiment pris par cette mission improbable que l’intrépide Morgane s’est fixée. Une première œuvre à découvrir, really !


Dee, est elle une autre sorte d’héroïne. Ou plutôt, pas vraiment une héroïne : dans une grande cité anonyme, elle traîne son ennui urbain au Sunrise Diner, où elle remplit des grilles de mots croisés, et où elle n’aime pas qu’on vienne l’emm…. C’est ce qu’elle fait bien comprendre à ce type qui vient s’inviter à sa table, un certain monsieur Mann, qu’elle ne connaît pas mais qui lui connaît son prénom. Et lui fait une étrange proposition de travail : cinq cent dollars par jour pour allumer une lumière au-dessus d’une porte avec une serrure. Ou plus précisément : déchiffrer un code dissimulé dans le journal et l’envoyer depuis son poste de radio amateur sur le toit de son immeuble. Simple ? A l’aise. Légal ? Hum… La question que Dee se pose est tout de même : et s’il n’y a rien dans le journal ?


Voici donc le point de départ du tome 1 de November, un comics signé Matt Fraction (scénario) et Elsa Charretier (dessin), qui démarre fort, et qui va continuer en introduisant deux autres personnages féminins : Emma-Rose jeune citadine qui n’en peut plus de cette ville impersonnelle et triste, et Kowalski, flic affectée au 911, les urgences policières. Le destin de ces trois femmes vont se trouver liés, sans qu’elle le sache… pour le moment. Avec sa construction à la Stray Bullets (un peu), où les tranches de quotidien de différents personnages sont exposées sans lien apparent, et son suspense qui s’installe inexorablement, November fait partie des crime comics qui sortent du lot. Le dessin d’Elsa Charretier rappelle parfois celui de Paul Pope, et ses personnages respirent l’authenticité. Ajoutez des couleurs travaillées, signées Matt Hollingsworth et qui participent grandement à l’atmosphère moite et crépusculaire de cette sombre histoire et vous comprendrez que ce November est une belle surprise au catalogue Sarbacane, où les comics se font tout de même assez rare habituellement. La suite et la fin de ce récit noir est annoncée pour ... novembre. Logique.

VilleVermine – Le Tombeau du Géant ****

Scénario et dessin Julien Lambert

Sarbacane, janvier 2022 – 86 pages couleur –18,90 €

Morgane Fox ***

Scénario et dessin Louise Laborie

Sarbacane, avril 2022 – 144 pages couleur– 28 €

November, vol 1 – La Fille sur le toit ****

Scénario Matt Fraction et dessin Elsa Charretier – Couleurs Matt Hollingsworth

Sarbacane, mai 2022 - 124 pages couleurs – 24 €




jeudi 14 juillet 2022

[Un été chez…] - … Futuropolis - Fatty, Ulysse Nobody et Mister Mammoth

 Je profite de cette période estivale pour faire une petite revue, par éditeur, des albums parus au cours de ces derniers mois et qui valent vraiment la peine qu’on s’y arrête. Trois albums par maison, et c’est Futuropolis qui ouvre le bal.

 

Bon, Fatty, le premier roi d’Hollywood date un peu c’est vrai (sorti en août 2021) mais… so what ? En revenant sur la vie de celui qui fut le premier acteur issu du cinéma muet à devenir millionnaire à Hollywood, Julien Frey et Nadar nous replongent au coeur du premier âge d’or du cinéma américain… et de ses pièges sournois. Car si Roscoe Arbuckle – alias Fatty à l’écran – fut adulé pour ses comédies muettes des années 1913-1920 où son physique à la Oliver Hardy avait conquis des foules considérables, il connut une déchéance brutale après avoir été accusé du viol - et de la mort quelques jours pus tard - d’un starlette, présente à l’une des soirées mondaines et arrosées que donnait Fatty. Le scénario de Julien Frey est parfait et son choix de faire Buster Keaton, que Roscoe a fait débuter à ses côtés au cinéma et qui deviendra son ami, est excellente : le récit de cette sombre et tragique destinée en devient nettement plus humain, plus intime aussi. Quant au dessin de Nadar, il est impressionnant : on a vraiment l’impression d’être aux côtés des vrais protagonistes de cette histoire hollywwodienne et noire, et son duo Fatty-Keaton est saisissant. Les toutes dernières pages, un gag muet certainement repris d’un des courts-métrages, sont magnifiques, et permettent de refermer cet album le sourire aux lèvres. Quel meilleur hommage pouvait-on rendre à celui qui avait « l’Amérique contre lui et Buster Keaton comme ami » ? 

 

 C’est un autre homme de cinéma qui est au scénario de  Ulysse Nobody  : Gérard Mordillat. Pour une autre histoire d’acteur, mais cette fois-ci nous sommes dans la France d’ici et maintenant, avec une toile de fond éminemment politique, puisque nous sommes en pleine campagne électorale 2022. Bon, l’histoire est désormais écrite – pour ce qui est du vainqueur de la présidentielle – mais n’empêche : ce scénario mettant en scène un acteur oublié et que le parti fasciste français va choisir comme figure de proue aux côtés de Maréchal, le leader du parti, mérite d’être lu par quiconque s’intéresse aux rouages du pouvoir, aux mécanismes de la manipulation, aux ravages du polissage des idées extrémistes (de droite). Et on suit avec curiosité d’abord, puis angoisse pour ce candidat candide (ou pas?), son parcours aux législatives à l’issue plus qu’incertaine voire certainement fatale. A moins que ? Son talent oratoire ne le sauve ? Sa sincérité n’emporte les électeurs ? Ou que sa naïveté l’entraîne au fond de l’abîme ? Cet Ulysse Nobody est dessiné avec toute la justesse qui sied à son caractère par Sébastien Gnaedig : de la résignation à l’espoir, de la colère à la joie, les émotions passent parfaitement sur le visage d’Ulysse, mais on sent bien une grande mélancolie derrière tout ce qui lui arrive. Toute la farandole d’amis – si peu - et ennemis qui tourne autour de lui forme une galerie contemporaine de « gens » tout à fait crédibles dans leurs attitudes et convictions. Le dessin, somme toute assez doux, vient renforcer le propos, somme toute assez dur, du scénario. Un album à relire dans quelques temps… 

 

Et celui que vous pouvez lire et relire, c’est bien Mister Mammoth, dont la seconde partie vient de paraître (fin juin). Car comme l’annonce le sticker rouge apposé sur ce tome deux voici bien un « polar énigmatique et envoûtant » de Matt Kindt et Jean-Denis Pendanx. L’association de ce duo ultra doué (chez Futuro, foncez sur « Dept H. » et « Grasskings » de Kindt, et sur « A fake story » de Pendanx, pour ce qui est du polar…) donne une œuvre assez déroutante, il faut bien l’avouer. Déjà par son personnage principal, ce Mammoth, détective-colosse impressionnant, qui ne joue pas des poings ni des muscles pour ses enquêtes. Première entorse au hard-boiled, pour celles et ceux qui pensaient s’attaquer à un récit du genre. Du reste, les premières pages superbes, se dégustent comme un pré-générique – trompeur puisque bagarreur - jusqu’à la pleine page distillant de premiers indices sur ce que va être ce Mister Mammoth : « un polar existentiel… Une comédie dramatique... » . Excellente entrée en matière visuelle et narrative ! Pour la suite, nous voici plongés dans une véritable enquête menée par le « héros » - c’est bien un polar, n’est-ce pas – où un homme fortuné l’embauche pour découvrir qui lui a envoyé des menaces téléphoniques visant à ruiner sa réputation. Voilà pour la mise sur les rails, dans une Amérique urbaine des années 70. Puis le récit va dévier vers d’autres horizons, d’autres décors, plus intimes, plus psychologiques, et se recentrer sur Mammoth lui-même. Ce qu’il est et pourquoi il l’est. Inutile d’en dire plus : il faut lire – et relire – ce diptyque, fruit d’une collaboration inédite entre deux grands auteurs. Espérons qu’une intégrale verra le jour, car Mister Mammoth mérite vraiment d’être lu d’un seul coup. Comme un coup de poing, soyeux…

 

 Et si vous aimez comme moi le travail effectué depuis des années par Futuropolis, essayer de vous procurer ce petit livre qui revient sur les 50 ans de la maison créée par Etienne Robial et Florence Cestac (enfin, la librairie, initialement) : cela s’appelle (et vous pouvez cliquer pour avoir le PDF)  « Futuropolis 2022, 250 livres qui donnent le ton ». Et ça donne vraiment envie !



Fatty, le premier roi d’Hollywood

Scénario Julien Frey et dessin Nadar

Futuropolis, 2021 - 205 pages couleurs – 27 €

 

Ulysse Nobody

Scénario Gérard Mordillat et dessin Sébastien Gnaedig

Futuropolis , 2022 – 141 pages couleur – 20 €


Mister Mammoth 1 et 2

Scénario Matt Kindt et dessin Jean-Denis Pendanx

Traduction Sidonie Van den Dries

Futuropolis, 2022 – 2 tomes de 56 pages couleur – 13,90 €


mardi 12 juillet 2022

[Crime comics] - Blacking out / Chip Mosher et Peter Krause – Delcourt ****

 

Conrad est de retour à Edendale, Californie. Il ne sait pas trop si il y sera le bienvenu : il a été viré de la police locale un an auparavant, pour une alcoolémie peu compatible avec ses fonctions. Et surtout il revient pour tenter de résoudre une affaire assez sordide qui a marqué les esprits de la petite ville : les restes de la jeune Karen Littleton ont été retrouvés carbonisés, suite à un feu de forêt et c’est le père qui a été arrêté pour ce meurtre. Conrad n’était déjà plus flic au moment où le corps a été retrouvé mais Lund l’avocat du père, croit en l’innocence de son client et décide de faire appel à celui qui à l’époque était selon lui le meilleur enquêteur de la ville. Conrad accepte de travailler pour Lund, mais oui, que vont en penser ses ex-collègues en charge de l’enquête à l’époque ? Et surtout, que va-t-il bien pouvoir découvrir de nouveau dans cette affaire ? Son unique piste est celle d’un crucifix que portait la jeune fille au moment de sa mort, et qui n’a pas été retrouvé sur la scène de crime…

Voilà un « one-shot » qui porte bien son nom : le choc de la révélation du nœud de cette histoire fiche un coup qui vous envoie au tapis pour le compte. Bon, si vous êtes un brin habitués au polar, vous vous en remettrez, mais il n’empêche : derrière une histoire qui emprunte les codes et personnages un peu attendus du genre (le flic alcoolique sur la voie de la rédemption, son ex-chef qui a ses petites magouilles, le pervers amateur de très jeunes filles, la petite ville américaine et ses autochtones qui se connaissent tous…) Chip Mosher réussit à construire une intrigue prenante pour une histoire qui relève au final bien plus du récit noir – par son dénouement - que du thriller attendu. Ou plutôt, il mixe les deux genres avec brio et est efficacement servi graphiquement par le trait de Peter Krause, jusqu’ici plutôt abonné aux super-héros (Daredevil, Irrécupérable), et qui livre des planches parfaitement rythmées et donne une vraie consistance aux personnages principaux. Conrad en tête, qui trimballe une espèce de mélancolie nerveuse assez fascinante. L’album est court, les scènes se succèdent sans temps mort, et le tout est au format « traditionnel » franco-belge et non à celui des comics : appréciable pour mieux s’immerger dans l’atmosphère étouffante – et même brûlante – évoquée dès la couverture très réussie de ce Blacking out. Une couverture signée Patric Reynolds, que l’on retrouve dans les 4 pages bonus de la galerie d’illustrations qui vient clore cet album vraiment réussi.

  Et allez donc faire un petit tour sur cette sélection "Noir c'est noir" de Delcourt, qui présente les fleurons du genre du catalogue.

 


Blacking out ****

Scénario de Chip Mosher et dessins de Peter Krause

Delcourt 2022– 64 pages couleur – 14,95 €

Parution 29 juin 2022


dimanche 19 juin 2022

[And Justice for all] - Judge Dredd, un quadra en pleine forme

 

 Créé par John Wagner et Carlos Ezquera, un personnage fait ses premiers pas en 1977, dans le numéro 2 du magazine 2000 AD. A mi-chemin entre SF et polar, comédie et satire politique, voici le plus féroce, le plus indestructible, le plus antipathique, le plus célèbre héros de comics britanniques : Judge Dredd. Quarante-cinq plus tard, il sévit toujours. Les éditions Délirium poursuivent leur formidable travail entamé en 2016 en publiant l’intégrale des Affaires Classées et des histoires plus récentes. 

 Deux recueils viennent de sortir cette année  : Affaires Classées 07 et Contrôle de Rob Williams et Chris Weston. Le bon moment pour revenir sur une série majeure du comics britannique... et mondial !



"New York, 2099 ! Alors que les gratte-ciel gigantesques se dressent à des kilomètres de haut, les bâtiments plus petits, tel l’Empire State Building, sont en ruines et servent désormais de repaire à de perfides criminels ! " - "Au sommet de l’Empire State Building, des hors-la-loi observent le juge qui s’approche sur la route"

 Le lecteur qui découvre Judge Dredd, en ce mois de mars 1977, est vite fixé sur cette nouvelle série qui débarque dans les pages du numéro 2 du tout nouveau magazine britannique 2000 AD : en quatre pages, il découvre que les juges en question sont harnachés comme des Hell’s Angels, armés jusqu’aux dents et qu’ils chevauchent d’énormes motos, sophistiquées et meurtrières. Et qu’ils appliquent la loi à leur façon expéditive : arrestation et condamnation immédiate, sans passer par la case défense. Ce premier récit, signé Gosnell, et dessiné par un des illustrateurs emblématiques de Dredd, Mike McMahon, est bâti comme tous ceux qui suivront aux débuts de la série : quatre ou cinq pages en noir et blanc, hebdomadaires, où scénaristes et dessinateurs se succèdent. Mais très vite, un univers cohérent, tant narratif que visuel, se met en place, et dès le deuxième épisode, on apprend que New York n’est qu’un quartier de Mega City One, un immense conglomérat urbain de tous les dangers, et de tous les interdits. Et c’est pour lutter contre une criminalité exponentielle qu’a été mis en place ce système des Juges, où la sentence peut être immédiatement prononcée sitôt le délit constaté.

Et Joseph "Joe" Dredd a fort à faire question répression des délits : vol de véhicule antique, culture illégale d’encéphales (des têtes humaines qui chantent !), consommation de tabac dans des lieux non-autorisés, interruption de jeu mortel sur une télé-pirate... Et il doit aussi affronter des délinquants redoutables : confrérie de mutants aveugles, plantes carnivores, hooligans à moto, casseurs nocturnes... sans oublier, série futuriste oblige, une ribambelle de robots tous plus cinglés ou détraqués les uns que les autres. Robot Wars est d’ailleurs le premier le long arc narratif de la série, où Dredd devra mater une véritable révolte de machines contre les humains. Il réussira, bien sûr, car Dredd est quasi-infaillible, une véritable machine de guerre, une sorte de Robocop avant l’heure... ce qui n’est pas étonnant quand on sait qu’il est un clone – tout comme son frère Rico - du Judge Fargo, fondateur du système des Juges. Petit à petit, les auteurs de la série dévoilent ainsi le passé de cet homme obnubilé par le maintien de l’ordre, et dont on ne voit jamais le visage, caché par un casque, ne laissant apparaître qu’une large mâchoire carrée et le plus souvent crispée. Et au fil des livraisons hebdomadaires, les "enquêtes" de Dredd deviennent de plus en plus passionnantes, les auteurs n’hésitant plus à multiplier les longues histoires, plus propices aux développements de personnages secondaires forts, souvent des "méchants", du reste, tels le terrifiant Juge Crève (Death) , ou le Juge principal Cal, devenu complètement fou à en décider la condamnation à mort de tous les habitants de Mega City One...


Tous les thèmes classiques du polar sont abordés dans Judge Dredd, avec toujours la même ligne directrice : tout est interdit dans le monde de demain, et les Juges sont là pour vous remettre dans le droit chemin. Au premier abord, pour qui ne la connaît pas, ou la lit trop rapidement, Judge Dredd pourrait passer pour une série vaguement fascistoïde : ce héros viril et répressif, toujours prompt à appliquer des lois de plus en plus dures, n’aurait-il pas le cœur un peu trop à droite ? Ou pas de cœur du tout ? Ce serait oublier l’humour constant des dialogues, et le second degré qui règne depuis les origines dans les pages de Judge Dredd. Ce décalage est très net dans toute une galerie de personnages récurrents de la série, au premier rang du quel figure Walter, le zozotant robot personnel de Dredd, totalement dévoué à son maître. Selon son créateur, John Wagner, Walter serait capable de présenter un bâton à Dredd "pour qu’il puisse le battre sans s’abîmer la main sur la peau "wugueuse" de Walter".

En quarante-cinq ans, Judge Dredd a vu passer un nombre considérable de scénaristes et dessinateurs, et il est étonnant de constater que Wagner et Ezquerra, les créateurs de Dredd, n’apparaissent qu’au numéro 10 de la revue. Ils avaient en fait un moment abandonné ce personnage pour des questions de droits d’auteurs, comme l’explique Pat Mills, l’autre grand scénariste de Judge Dredd, dans l’excellente introduction du tome 1 de l’intégrale Délirium.

Graphiquement, le personnage est passé de mains en mains, à cause du rythme soutenu des planches à livrer chaque semaine, et il peut être parfois déroutant de passer d’un style à un autre. Mais chacun des dessinateurs des débuts de la série a laissé son empreinte avec une mention spéciale pour Carlos Ezquerra, Ian Gibson, Mike McMahon, et surtout, Brian Bolland. Tous ont fait preuve, à degrés divers, d’un réelle inventivité dans leurs cadrages et d’une audace dans la mise en page. Certaines planches sont tout simplement époustouflantes !

La Guerre des Robots - cop. Gibson, Wagner, 2000AD et Delirium

Suite à ces premières années, Judge Dredd a eu un succès grandissant en Angleterre, puis aux Etats-Unis, et a fini par arriver en France, mais on ne peut dire que l’amateur de la série ait eu la chance de la suivre correctement. Le public français découvre Dredd en 1981, dans le petit format "Super Force" des éditions Mon Journal. Quatre épisodes – dont La guerre des Robots, publiés dans les numéros 11 à 14 du mensuel - puis terminé. Une première tentative qui a certainement dû passer inaperçue. Les Humanoïdes Associés se lancent alors dans l’aventure et font paraître coup sur coup, fin 1982 début 1983, deux albums : Judge Dredd et Dredd contre Crève, qui rassemblent pour le premier quatre récits de Wagner et McMahon et pour le second huit autres, de Wagner et Bolland.


Un juste retour des choses : les créateurs de la revue 2000 AD étaient des fans de Moëbius, Druillet et de Metal Hurlant, au moment où ils se lancèrent à leur tour dans l’édition... C’est ensuite à nouveau en kiosque qu’on retrouve Judge Dredd, chez Arédit, pour 16 numéros au format comics, reprenant des épisodes visiblement un peu au hasard. Cette édition de 1984-85 aura le mérite de faire découvrir la "Terre Maudite", autre lieu important des aventures de Dredd, hors de Mega City One : il s’agit ni plus ni moins que toute la zone irradiée hors des villes où personne n’ose s’aventurer... hormis les Juges, bien sûr, si la Loi les envoie là-bas !


Il faudra attendre ensuite 1992, et trois courts récits publiés dans l’Echo des Savanes USA, avec Grant et Wagner au scénario et Simon Bisley aux pinceaux, pour retrouver Dredd en France. Une poignée d’albums chez Glénat et Arboris suivront, entre 1992 et 1996... puis plus rien jusqu’en 2010, année où Soleil sort coup sur coup deux belles éditions : Heavy Metal Dredd (qui reprend les récits de Bisley de l’Echo des Savanes, plus sept autres), et Mandroid, une longue histoire noire mettant en scène un vétéran des guerres extra-terrestres. Hélas, le travail sur l’édition de l’intégrale chez ce même éditeur de la période "historique" de Judge Dredd, évoquée au début de cette article, n’est pas vraiment à la hauteur, notamment au niveau de la traduction et de préfaces... inexistantes.

  Les dynamiques éditions Délirium reprennent alors le flambeau en 2016, et, re-traduisent des Complete Cases Files de 2000 AD, sous le titre Affaires Classées. Et, dès le premier volume, le travail de Laurent Lerner, éditeur passionné, est exemplaire : longue introduction de Pat Mills, sommaire des quarante-six titres composant ce tome, suppléments, galeries de couvertures... Le must pour le fan et une excellente entrée pour le néophyte ! Sans oublier la somptueuse maquette, et le respect du format de publication original de 2000 AD, plus grand que les comics habituels.

 C’est assurément l’édition la plus réussie à ce jour du Judge Dredd des débuts. 

 

A côté de cette incontournable intégrale, dont absolument tous les tomes sont impeccables, et dont le tome 7 ne contient que des récits inédits des années 1982-83, Delirium publie d’aussi soignés recueils d’histoires plus récentes, et tout aussi passionnantes, le plus souvent scénarisée par le Maître lui-même John Wagner. (Origines, Les Liens du Sang, Démocratie) ou confiées à des grands noms du comics actuel. C’est ainsi que Rob Williams (Suicide Squad) et Chris Weston (The Authority, The Filth, Swamp Thing…) sont aux commandes de Contrôle, où Dredd va, dans la première (et longue) histoire se retrouver confronté au Judge Pin, responsable de la police des police de MC1 : un Juge un peu trop intègre qui cherche des poux à Dredd, ce qui peut vite mal tourner, comme va le prouver cet épisode aux allures de thriller. D’autres récits plus courts, et plus drôles, accompagnent cet épisode, et le duo explore avec brio ce qui fait l’ADN de Dredd : des intrigues mêlant SF et polar, avec des personnages incroyables à qui il arrive des déboires improbables. Cette fois il s’agit d’un extra-terrestre à la douceur démentie par une tête monstrueuse, une bande de singes spécialisée dans le rapt, ou encore un lointain cousin de Godzilla. Entre autres ! Ces quatre recueils d’inédits sont en couleurs, et elles sont à chaque fois particulièrement soignées.


Enfin, il faut tout de même dire un mot des deux adaptations pour le septième art de la série. Judge Dredd, de Danny Cannon, sorti en 1995 avec Stallone dans le rôle principal, a fait l’unanimité contre lui (ou presque). Outre les libertés prises avec la bande dessinée, on y voit le visage de Dredd à découvert, et ça, c’est rédhibitoire pour le fan... Le fan, lui, préférera nettement Dredd, de Pete Travis, sans acteur vedette, et sorti discrètement directement en France en vidéo en 2013. Beaucoup plus proche des comics, il permet aussi de retrouver la Juge Psi Anderson, un des personnages les plus marquants de la série. Et donne à voir un Mega City One assez flippant.


Mais n’ayez crainte, citoyens. Les Juges sont là pour vous protéger. Même si vous n’êtes pas d’accord.

Vous pouvez d’ailleurs maintenant éteindre votre ordi et vérifier que votre porte est bien verrouillée.

Juge Fredd

Bibliographie DELIRIUM

Origines / Wagner, Ezquerra et Walker (2016) - 192 p. couleur – 23,90 €  

Les Liens du sang / Wagner, Ezquerra, Fraser et MacNeil (2016) – 144 p. couleur – 22,90 €

Démocratie / Wagner et Mac Neil (2017) – 168 p. couleur – 25 €

Contrôle / Williams et Weston (2022) – 144 p. couleur – 20 €

Affaires classées 01 à 07 (2016-2022) / Collectif - entre 200 et 416 p. noir et blanc – 32 à 36 €

(Une première version de cet article a été publiée dans le numéro 128 de la vénérable revue 813)