Ce blog est entièrement consacré au polar en cases. Essentiellement constitué de chroniques d'albums, vous y trouverez, de temps à autre, des brèves sur les festivals et des événements liés au genre ou des interviews d'auteurs.
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Bonne balade dans le noir !

dimanche 29 novembre 2020

 [Festival Regards Noirs – Niort ] - Le quatrième Prix Clouzot de la BD polar adaptée à La Cage aux cons  de Robin Recht et Matthieu Angotti

 Après « Le temps des sauvages » de Goethal d’après Gunzig (Futuropolis),  Serena  de Panfolfo et Rijsberg d’après Rash (Sarbacane) et Tropique de la violence  de Henry d’après Appanah (Sarbacane) c’est l’adaptation du roman de Franz Bartelt Le jardin du bossu qui emporte le quatrième prix Clouzot du roman policier – ou noir – adapté. Le roman de Bartelt était assez piégeux pour celles et ceux que se seraient lancés dans une adaptation. Recht et Angotti ont pris le risque, et le résultat est à la hauteur de l’oeuvre originelle.

 

Et les auteurs ont commencé par changer le titre. Pour tromper l’ennemi ? Non… Pour mieux rester dans l’esprit du roman, où la figure du con est omniprésente, et apparaît d’entrée de jeu dès les premières pages du roman… et de La Cage aux cons , donc : « J’ai vraiment choisi le plus con ! », tels sont les mots de la première case – pleine page - de l’album.

Ce con-là en question n’est ni plus ni moins que le héros malgré lui de l’histoire, un pauvre type sans le sou que sa femme somme de ramener de l’argent à la maison sous peine d’être viré définitivement… Alors le con, fou amoureux, s’exécute et trouve vite un filon, au bar du coin : c’est dans ce rade local qu’un autre con, emporté par l’ivresse, se vante d’avoir plein de fric, et de n’avoir peur de personne, la preuve, tous ses billets sont bêtement amassés dans le tiroir du buffet de la cuisine. Un coup facile se dit notre héros en quête de fortune… Il n’ y a donc qu’à suivre le con vantard et s’introduire chez lui pendant son sommeil, et vérifier que la cuisine est bien la caverne d’Ali-Baba attendue. Et en effet, l’ouverture du tiroir recèle bien le butin promis. Le moment de grâce dure peu : le propriétaire des lieux apparaît, et il a l’air bien moins con qu’il n’en avait l’air dans le troquet. Et surtout, il tient un flingue au bout de son bras. Et voici qu’il propose un curieux deal à son cambrioleur : il garde l’argent, mais en échange, il va falloir nettoyer une pièce de la maison qui recèle une autre surprise… Un cadavre. A enterrer. Et puis après, prendre sa place et rester au service de l’homme au flingue « Ad libitum ». Notre héros penaud n’hésite pas une seconde : « Je ne discute jamais avec les types qui pensent en latin. Le latin c’est de droite ». Et le voici donc prisonnier de cette maison, pour une durée qu’il prévoit bien de raccourcir très vite…

Et arrêtons-là le résumé d’une histoire riche en rebondissements, pensées et dialogues savoureux. On retrouve tour à fait ce qui fait le sel du roman, cette langue barteltienne unique, que s’est appropriée Matthieu Angotti avec aisance, en particulier lorsqu’il s’agit du personnage principal et de son leitmotiv « Je suis basé sur l’idée de gauche ». Ces mots sont au service de la même galerie de personnages que dans le roman, jusqu’au surprenant dénouement final. Le dessin de Robin Recht, est lui très éloigné de ce lui de ses adaptations d’héroïc-fantasy (Conan, Elric) mais tout aussi efficace, au rythme unique de trois cases horizontales par planche, ponctuées de pleines pages au moment-clés de l’album. Cette cadence fait que cette cage aux cons se lit d’un trait, sans qu’à aucun moment on n’ait envie de lâcher prise. Et avec l’envie d’aller refaire un tour dans le Jardin du bossu de Bartelt.

Angotti et Recht seront présents au prochain festival Regards Noirs de Niort, du 25 au 28 février 2021. 

  

La Cage aux cons ****

Scénario Matthieu Angotti et dessin Robin Recht d’après le roman de Franz Bartelt (Folio)  

Delcourt, 152 pages noir et blanc – 18,95 € - Paru le 7 octobre 2020



dimanche 15 mars 2020

Une Aventure de Mystère et Boule de Gomme, par Le Gouëfflec et  Malma (Delcourt)


Boule de Gomme est un jeune homme plein d’avenir, surtout depuis qu’il a choisi de partir pour la grande ville, où la vie va s’ouvrir à lui, exaltante, trépidante, enthousiasmante, bref, toutes sortes de choses qui se terminent par ante. Enfin, ça c’est que raconte Boule de Gomme à sa chère maman pour ne pas qu’elle s’inquiète , parce qu’en fait, la nouvelle vie citadine du fiston est plutôt angoissante et désespérante… Jusqu’à ce qu’une petite annonce saute littéralement au visage de Boule de Gomme : on recherche un domestique discret et efficace. Mais qui est-donc ce « on » ? Notre futur majodorme va vite le découvrir et rencontrer son nouveau patron, le Baron Mystère, qui le reçoit dans un charmant hôtel, euh… particulier. Un homme qui cultive le secret et ne tolère pas la moindre intrusion dans sa vie privée. Et qui pour engager son majordome lui fait passer un test imparable : la préparation d’une matelote de lotte, une épreuve que Boule de Gomme passe avec succès. Le voici donc au service de son mystérieux châtelain, qui se retire régulièrement dans son immense bibliothèque, où il reçoit de temps à autre une non moins mystérieuse Miss Cornette. Voilà qui pique la curiosité du majordome qui va réussir à pénétrer dans la pièce interdite…


On connaît le talent d’Arnaud Le Gouëfflec pour les histoires originales basées sur des personnages et fait réels (J’aurais ta peau Dominique A, Le Chanteur sans nom, Lino et l’Oeil de verre...), et c’est du côté des premiers héros populaires qu’il lorgne cette fois, avec cet hommage non-déguisé à Rocambole, pour le côté échevelé de cette aventure, ou Fantômas, pour le côté étrange et mystérieux de l’affaire… Son duo de choc majordome un peu rondouillard et maître grand et sec n’est pas non plus sans rappeler Holmes et Watson, ou même Harry Dickson et son fidèle Tom Wills. C’est plus du reste un univers digne de celui de Jean Ray dans lequel nous invite à plonger les auteurs, avec ces décors fantasmagoriques, ces boutiques et bicoques biscornues, ces personnages aux trognes pas possibles : le dessin de Pierre Malma est étonnant, quand il n’est pas par moment tout simplement magique. On est en fait assez proche de l’univers poétique de Fred… avec des touches d’Edika (si!) dans certaines mimiques et rictus des personnages.

 
 Le duo d’auteurs - brestois – avait déjà oeuvré ensemble pour la revue – brestoise – Casiers, dans ce registre « policier » avec un récit de 10 pages « Le Diamant Bleu », déjà assez goûtu. Il ressuscite avec cette première aventure deux héros créés par le scénariste il y a plus de 20 ans, pour le fanzine Le Phylute Ombilique, alors sous forme de nouvelles. Voici désormais Mystère et Boule de Gomme nouveaux héros de bande dessinée : espérons que le « ? » qui ponctue le mot « Fin » de la dernière page ouvre la porte à d’autres mystères et boule-de-gomme…

 

Une Aventure de Mystère et Boule de Gomme ***

Scénario Arnaud Le Gouëfflec ; dessin Pierre Malma
Delcourt, 2020
96 pages. couleur
16,50 €

dimanche 26 janvier 2020

[Mathématiques compliquées] 1 +1 = 6 ou quand Le Fauve Polar SNCF et le Prix SNCF du Polar BD fusionnent…


  Vous aviez remarqué : dans Prix SNCF duPolar BD et Fauve Polar SNCF, il y a comme qui dirait deux mots qui sonnent pareil. Polar et SNCF, peut-être ? Gagné ! Le premier est né en 2012, et son lauréat est choisi par le public en mai de chaque année. Le second est né en 2013 et son lauréat est connu pendant le FIBD d’Angoulême, après un choix par un jury de spécialistes du polar. Dernier heureux récipiendaire : Julien Lambert pour VilleVermine (Sarbacane). Les deux sélections de ces deux prix étaient différentes, mais il est arrivé plus d’une fois qu’un ou deux titres soient dans les deux sélections. Et parfois pour gagner zéro fois.


En 2020, hop, terminé les complications qui font mal à la tête : la liste des 6 albums qui a été retenue est désormais la même pour les deux prix, et les compétiteurs de choc sont les suivant ( cliquez sur le titre pour un avis sur ActuaBD ou Bedepolar)


Cassandra Darke, Posy Simmonds, Traduction Lili Sztajn, Denoël
Dans la tête de Sherlock Holmes, Cyril Liéron et Benoit Dahan, Ankama
Le Detection club, Jean Harambat, Dargaud
Grasskings, Matt Kindt et Tyler Jenkins, traduction Sidonie Van Den Dries, Futuropolis
No direction, Emmanuel Moynot, Sarbacane
Tumulte, John Harris Dunning et Michaël Kennedy, Traduction Renaud Cerqueux, Presque Lune

Verdict en mai, donc pour le vote du public (et vous avez le droit de voter, en vous inscrivant sur le site duprix par exemple) et avant cela, dès samedi prochain, aux alentours de 19 heures 32, pour le Fauve Polar. A Angoulême, bien sûr. Avant cela j’aurai la joie d’animer au désormais célèbre Espace Polar SNCF trois rencontres : 
 
- Jeudi 30 janvier, avec Cyril Liéron et Benoit Dahan, à 15 heures
- Vendredi 31 janvier avec Jean Harmbat, à 11h30
- Samedi 1er février à 10h30 avec Emmanuel Moynot.

Rendez-vous donc samedi prochain, pour connaître le nom du Fauve Polar SNCF 2020… et avant à l’espace Polar SNCF, of course.


mardi 21 janvier 2020

[Best of 2019] – Les héros du peuple sont immortels : Dans la tête de Sherlock Holmes (Ankama), Tif et Tondu Blutch (Dupuis) et Les Sanson et l’Amateur de souffrances (Vents d’Ouest)

Les continuateurs, repreneurs, pasticheurs, imitateurs, et autres admirateurs de Sherlock Holmes sont légion. Benoit Dahan et Cyril Lieron débarquent à leur tour et leur Dans la tête de Sherlock Holmes les place d’emblée tout en haut de la liste des meilleurs hommages au personnage de Conan Doyle. Double réussite que cette Affaire du ticket scandaleux : narrative, car on croirait cette intrigue à base de disparitions suite à un mystérieux spectacle chinois tout droit sortie du canon holmésien et graphique, avec cette extraodinaire mise en pages et en images de l’enquête. Chaque page est source d’émerveillement tant l’inventivité visuelle saute aux yeux, et surtout, tant elle fait véritablement sens : on suit, fasciné, réellement (car il est matérialisé de page en page) le fil rouge des pensées du détective et chaque observation, chaque réflexion, chaque déduction, chaque étape du périple dans les rues de Londres, chaque interrogation de témoins, sont illustrés par une mise en page en rapport direct avec l’ébullition des cellules grises de Holmes. D’entrée, son cerveau fertile est présenté en coupe, comme une planche d’anatomie ou le schéma d’une mécanique complexe. Cela donne un premier tome – car il faut bien deux volumes pour résoudre cette affaire – étonnant, foisonnant, déroutant, rafraîchissant… en un mot : brillant. Et assurément un des albums de l’année (Ankama).

Et du côté des reprises, impossible de passer à côté de Mais où est Kiki ? Non, ce n’est pas la voisine qui a perdu son Pékinois à poil ras, ni un remix par David Guetta du Youki de Gotainer, mais bien la nouvelle aventure des vétérans Tif et Tondu, et quelle aventure ! Ce retour signé Blutch, sur un scénario de son frère Robber, est clairement un hommage à une série qui a les a marqués, et leur reprise est ébouriffante. Au coeur des années 70, on découvre, subjugué, le chaînon manquant et inédit entre  Tif rebondit , de Rosy, et L’ombre sans corps , de Tillieux. Ou mieux, juste après la première apparition de Kiki, dans  Tif et Tondu contre le Cobra, puisque la délicieuse comtesse Amélie d’Yeu, alias Kiki, est la vedette de cette reprise. Vedette invisible, car enlevée, disparue, évanouie… Dupuis n’a pas hésité sur les éditions pour ce Tif et Tondu hors-norme : une première version en trois « cahiers Tif et Tondu », puis version noir et blanc en décembre pour Angoulême 2020, la version couleurs… Que demande le peuple ? Un supplément ? Le voici, en guise de cerise sur le gâteau : une novella  L’antiquaire sauvage , qui met en scène les deux héros, « justi-romanciers » comme ils s’autoproclament, dans une enquête échevelée dans le milieu de l’Art et des faussaires… Et s’il fallait d’ailleurs commencer par quelque chose, c’est bien par ce court roman : il met immédiatement dans le bain car l’esprit et le ton « Tif et Tondu » sont bien là et l’intrigue est digne de Tillieux Suprême délice : l’épilogue n’est ni plus ni moins que ce qui se passe dans les premières pages dessinées par Blutch. La boucle se boucle et il n’y a plus qu’à se laisser entraîner dans l’aventure (Dupuis)


Et pour finir cette sélection, place aux « immortels » annoncés das le titre de cette chronique… Les Sanson et l’Amateur de souffrances s’inspire de l’histoire des Sanson, la dynastie de bourreaux la plus célèbre de l’Histoire de France et qui débute en 1675, quand Charles Sanson épouse Marguerite Jouënne, elle-même fille de bourreau. Une union assortie d’un double couperet : Charles hérite du métier de son beau-père, mais aussi d’une malédiction terrible, qui prend elle la forme d’un homme sinistre mystérieux, l’ Amateur de souffrances. Un individu dont personne ne connaît le nom, mais dont Charles mesure très vite l’étendue des pouvoirs : en se nourrissant des douleurs intenses des suppliciés, par la simple vision du spectacle des châtiments et exécutions publics, l’Amateur rajeunit littéralement de plusieurs dizaines d’années…
Depuis ce point de départ original, Patrick Mallet et Boris Beuzelin se sont lancés dans une étonnante et passionnante saga, à la fois historique (les Sanson ont existé) et fantastique, avec ce personnage de l’Amateur de souffrances, tenant à la fois du vampire, de l’ogre et du sorcier. Original par son méchant hors-norme, cette trilogie l’est aussi par son scénario, qui étale la lutte contre le mal sur plusieurs générations de Sanson. Boris Beuzelin réussit le tour de force de nous plonger dans les antres des bourreaux – charmants instruments, et délicates missions à accomplir pour le compte de la justice royale … - sans donner la nausée avec juste ce qu’il faut de détails pour comprendre que le métier n’était pas facile tous les jours… Et en faisant saisir toute la fascination et la répulsion qu’il pouvait exercer sur les foules. (Vents d’Ouest).


Dans la tête de Sherlock Holmes : L’affaire du ticket scandaleux 1 **** / Liéron et Dahan – Ankama – 60 pages coul.

Tif et Tondu : Mais où est Kiki ? **** Scénario Robber et dessins Blutch – Dupuis – 88 pages noir et blanc
 L’antiquaire Sauvage ***: un roman de Tif et Tondu / Robber et Blutch – 92 p. - Dupuis

Les Sanson et l’amateur de souffrances tomes 2 et 3 ***/ Mallet et Beuzelin – Vents d’Ouest – 95 p. coul.

samedi 11 janvier 2020

[Best of 2019] – Du côté des Comics : Brat pack, Grasskings, Judge Dredd, Next Men, Stray Bullets et la Tournée.

Et pour commencer cette deuxième salves du best-of de l'année, une nouveauté qui n’en est pas vraiment une… mais une (ré)édition digne de ce nom. Publiée pour la première fois aux Etats-Unis en 1995 chez l’éditeur indépendant El Capitan, Stray bullets est une série de « crime comics » qui compte 41 épisodes d’un voyage au coeur de l’Amérique profonde des années 80 et 90. Chacun des épisodes de cette série-phare de David Lapham sont des instantanés des vies compliquées d’individus englués dans des problèmes qu’ils ont souvent eux-mêmes créés, et pour lesquels ils choisissent souvent la mauvaise solution… Le tout forme un puzzle fascinant dont les pièces s’assemblent petit à petit et on suit ainsi, en solo, duo ou trio, une douzaines de personnages, qui se retrouveront dans le final de ce tome 1.
Lapham navigue entre les années 70 et 90, sans souci de chronologie dans sa construction narrative, tout du moins pour les épisodes 1 à 7, et laisse des pans entiers de ce kaléidoscope à l’imagination de ses lecteurs. Graphiquement, ses planches font toutes 8 cases, avec une ouverture en 2 ou 3 cases et un final en une ou deux grandes cases. Cela donne un rythme implacable, une tension brute, pour ce que l’éditeur qualifie, à juste titre, de « roman noir en bande dessinée par excellence ». Allons plus loin  : Stray bullets est un chef d’oeuvre ! (Delcourt)

Matt Kindt est devenu, dans le sillage de Lapham, un autre de ces auteurs du Noir qui laissera à coup sûr une empreinte marquante dans le genre. Ses histoires – qu’il dessine seul ou accompagné d’un complice – sont des modèles de construction, et d’inventivité (rappelez-vous de Du sang sur les mains, chez Monsieur Toussaint Louverture!) et explorent souvent les tréfonds de l’âme humaine. Futuropolis, qui a également publié l’excellent Dept. H du même auteur, n’y est pas allé par quatre chemins en qualifiant de « polar graphique de l’anné » la dernière création de Kindt : GrassKings. Et il est vrai que cette histoire familiale, rurale, et… violente, a largement sa place en haut de la pile de cette sélection 2019. Sous les pinceaux de Tyler Jenkins, le Grass Kingdom est le décor central et spectaculaire d’une tragédie en trois actes, mettant en scène une communauté vivant en vase clos, au coeur d’un petit village, qu’elle défend farouchement, tel un improbable et inquiétant royaume, interdisant à quiconque de s’en approcher de trop près. Pourquoi ? C’est ce qui va être dévoilé petit à petit dans les trois volumes de ce triptyque (tous parus en 2019), où les auteurs donnent à entendre la voix des laissés-pour-compte de la réussite américaine, et où le poids des événements qui ont fondé la communauté devient de plus en plus lourd à porter. Dans une ambiance à mi-chemin entre Sanctuaire de Faulkner et 1275 âmes  de Thompson, la vie déjà en équilibre des trois frères qui règnent en maîtres sur le Grass Kingdom, va être bouleversée par l’irruption soudaine d’une jeune femme sur leur territoire. Et pas de chance : c’est la femme du sheriff de la ville voisine, qui a juré de réduire à néant cette communauté qui a bien trop de choses à cacher selon lui. C’est subtilement écrit et sublimement mis en images (le dessin à l’aquarelle de Jenkins est parfait pour le récit!) et complètement prenant. Alors, oui, peut-être bien le polar graphique de l’année…



Est-il possible de passer à côté d’un best-of comics sans l’inoxydable Judge Dredd ? Bien sûr que non ! D’autant que le quatrième volume des Affaires Classées contient des sommets de la série phare de 2000AD, avec des personnages mémorables et complètement jetés : les Chiens de l’Apocalypse et le Père Nature (à qui Dredd sait causer : « Va raconter tes salades ailleurs… Sinon je te mets moi-même en morceaux avant de balancer au compost ») ; le Grand Muldoon, artiste-cascadeur qui ambitionne un saut inédit à travers une plaque d’acier du haut d’un plongeoir (résultat : «SPLAT ! ») ; Johnny-larme-à-l’oeil, animateur de Sob Story, l’émission qui fait pleurer dans les chaumières ; Satanus, le tyrannosaure noir de retour miraculeux de la Terre Maudite grâce à ses sécrétions plasmatiques servies en cocktail original (« Crétin ! Qui de sensé boirait du sang de tyrannosaure ? ») ; et bien entendu, celui qui a l’honneur de la couverture de ce quatrième volume, le terrifiant Judge Death en personne, qui croisera sur sa route la sémillante Judge psi Anderson… Dredd comme à sa flegmatique mais ferme habitude remet tout ce petit monde en place dès qu’il sort un peu des clous de la Loi, et sa place pour ce petit monde c’est souvent le cimetière. Toujours scénarisées par John Wagner et Pat Mills, ces tranches de vie à Mega City 1 sont dessinées par la fine-fleur de l’équipe de 2000 AD : Ron Smith, Dave Gibbons, Mike MacMahon, Ian Gibson et le grand Brian Bolland pour n’en citer que quelques uns. On ne louera jamais assez le travail éditorial de Délirium, vraiment à la hauteur de cette série incontournable.

Et il faut aussi lire chez cette vénérable maison le Brat Pack de Rick Veitch, qui s’en prend irrespectueusement aux héros costumés et à leurs « sidekicks » leurs inénarrables faire-valoir tout juste sortis du collège.

 
 Tout comme il faut s’arrêter sur les Next Men de John Byrne, mettant en scène d’autres ados, cette fois ci génétiquement modifiés par l’armée dans un monde virtuel, qui vont se retrouvés subitement confrontés au monde réel… Un choc pour eux.. et pour le lecteur


Le dernier comic de cette sélection vient lui aussi d’Angleterre, où se déroule La Tournée. GH Fretwell est un écrivain de seconde zone, et il part en tournée pour promouvoir son nouveau roman : « Sans k » (comme dans Rebecca, le prénom de sa femme…). Ladite tournée des librairies se révèlent vite un fiasco : on commence par lui voler sa valise, ensuite, il est à peine attendu (et désiré) par les libraires, ses livres ne sont pas là, ni les clients, tout simplement… Et puis, sitôt sa première séance, il a la visite de la police, car la libraire (Rebecca aussi) qui a accueilli Fretwell a disparu, suite à un rendez-vous dans un restaurant avec un inconnu. Elle sera retrouvée, morte, tandis que l’écrivain à insuccès continue sa tournée, et que les soupçons pèsent de plus en plus sur lui…

C’est un portrait d’un pauvre gars, en fait, dépassé par tout ce qui lui arrive, obnubilé par son manuscrit en cours de lecture, sa « feuille de route » qui a été modifiée, et qui a ses habitudes de vieux garçon (des steaks bien cuits à chaque repas). C’est au final une histoire sombre et surréaliste à la fois, celle d’un véritable loser, que le trait doux d’Andi Watson réussit à rendre attachant… (ça et là).


Brat pack *** / Rick Veitch – 178 p. - Bichromie et coul.

GrassKings 1 à 3 *****/ Matt Kindt et Tyler Jenkins – 180 p. coul.

Judge Dredd, affaires classées 4 ****/ Wagner, Mills and all ! - 260 p. n et b. et coul.

Next Men ***/ John Byrne – 228 p. coul

Stray bullets  ***** / David Lapham -  Delcourt – 460 pages n et b.

La Tournée *** / Andi Watson – ça et là – 272 pages n et b.

mardi 7 janvier 2020

[Best of 2019] - Survivre dans un monde hostile : Macadam Byzance, No War, La Tuerie, La Trève chérie, Et nos lendemains seront radieux, VilleVermine.

Après un long silence, Bédépolar est de retour ! L’année 2019 a été fortement teintée de noir, avec d’excellents titres. Retour, en quatre salves, sur les meilleurs albums du Noir de l’’année. Et pour commencer, six récits sur notre monde en pleine forme. 



Et d’abord, bienvenue dans le monde d’Ilitch, un monde de galères quasi-quotidiennes, de copains pénibles, de copines farouches, de piliers de bars et d’amateurs de pétanque. Pour faire court. Parce qu’il y aurait long à dire sur la planète des paumé.e.s de Pierre Place et Pierrick Starsky : des personnages à la marge, à la dérive, à la recherche d’un coin de soleil, d’un avenir plus dégagé, et qui se croisent dans une succession de tranches de vie aussi drôles qu’improbables, parfois. La couverture met d’ailleurs tout de suite dans l’ambiance : Ilitch, narrateur des petits épisodes de la bande, et Hervé son poteau d’enfance, pack de bière à la main, prennent la pose sur un 103 SP au beau milieu d’une route déserte d’une zone industrieuse. Sans oublier le clébard à lunettes roses au pied des seigneurs locaux… Welcome to ze club !
En une douzaine de saynètes aux mots qui font mouche et aux dessins qui claquent, Macadam Byzance évoque irrésistiblement les univers de Fante, Cavana, Westlake parfois, et Baru, pour cette capacité à camper des personnages avec qui on entre vite en empathie, tant ils sont humains et chaleureux. Ils se débattent tous avec leurs démons intérieurs et un extérieur hostile, mais ils sont vus avec humanité et une grande tendresse par leurs géniteurs. Macadam Byzance est une chronique sociale douce-amère, qui laisse tout de même entrevoir quelques lueurs dans le noir. A lui seul, Iltich, qui travaille à un roman déjà entièrement écrit dans sa tête, symbolise bien ces espoirs, que chacun et chacune porte en lui, et même vous et moi pour un monde moins pourri. (Fluide Glacial)

 

Car le monde est bien pourri, n’est-ce pas ? Même quand il n’existe pas, comme ce Vukland imaginé par Anthony Pastor dans No War . Dans cet archipel du sud du Groenland, en pleine mer du Labrador, vivent les Kiviks, sur Saarok, l’une des trois îles de l’archipel. Et c’est ici qu’Oruk, officier de la police locale, et son neveu Run, découvrent le cadavre d’un homme, à qui on a gravé « no dam » — « pas de barrage » — sur le front…. L’homme est un ingénieur qui travaille sur un projet de barrage gouvernemental, au coeur des terres sacrées Kiviks. Cet assassinat va faire monter d’un cran la tension qui régnait déjà autour de ce projet soutenu par un président élu dans la contestation...

No War est une ambitieuse saga, prévue durer avec un volume tous les six mois : les trois premiers ont bien lancé l’affaire, et Anthony Pastor a imaginé une histoire tout à la fois dans le registre du polar —  avec ce point initial du meurtre à résoudre — et du récit politique, avec ce pouvoir face à ses opposants. La dimension fantastique, mystique, presque, n’est pas loin non plus quand entrent en jeu les pierres kafikadiks, aux étranges pouvoirs. Bénéfiques ou maléfiques ? Un peu comme si la nature inversait les rôles et semblait vouloir prendre sa revanche sur l’homme, en décidant de son sort. Et quand on voit la galerie de personnages cyniques, violents, arrivistes, égoistes qui traversent les pages, on se dit qu’elle a bien raison la Nature, de se rebeller. (Casterman)
 
Et c’est qu’elle fait dans La Trève Chérie de Gosselin et Moutte. Dans la forêt alsacienne, on a trouvé un ingénieur mort (décidément un métier à risque...) Puis bientôt c’est le tour d’un ouvrier du chantier de la future antenne-relais, et de sa compagne. A chaque fois, une brique est posée à proximité des cadavres. Les gendarmes enquêtent, dont LoreLeï, une jeune femme qui vit avec son mari malade, un homme qui aime les natures et croit aux forces  telluriques, entre autres. Deux autres gendarmes meurent dont un en compagnie de Loreleï, alors qu’ils étaient en train d’observer le manège d’un lynx et d’un sanglier, auprès de ruines en pleine forêt. Les animaux les chargent, le gendarme meure dans la fuite, dans un piège à pieu… 
D’autres incidents ont lieu dans un zoo : Lorelei a compris. La nature, les animaux se rebellent et déclarent la guerre aux humains. Elle essaye d’obtenir une trêve…
 
Cette fable écologique et polar est à rapprocher de « The End » de Zep, sur le propos. Graphiquement, le dessin noir et blanc d’Isao Moutte (auteur du génial Castagne il y a quelques années ) convient vraiment au récit, et a un côté carnet naturaliste fort plaisant (d’ailleurs on aperçoit la Hulotte au détour d’une case). Un récit original et concerné, en phase avec la prise de conscience environnementale de notre époque actuelle. (L’Employé du moi)

 


 
La cause animale est aussi au coeur, ou pas loin, de La tuerie, de Laurent Galandon et Nicolas Otero. L’histoire ici est celle de Yannick, qu, tout juste sorti de prison, trouve un boulot dans un abattoir, où il est vite plongé dans un univers inhumain où se côtoient souffrance ouvrière et souffrance animale. Et s’il l’est là, c’est pour comprendre comment son jeune frère, Killian est mort dans cette usine, quatre ans auparavant, soit-disant d’une overdose de médicaments pris pour supporter les conditions de travail, en particulier à la tuerie, cet espace clos à l’abri des regards où les bêtes sont executées. Au même moment, des vidéos dénonçant les conditions d’abattage et un épandage sauvage sont diffusées sur Internet… 


De ce récit de fiction dans le monde impitoyable du travail, on retient le côté  immersif sur les abattoirs. Le scénario s’appuie pour cette partie documentée sur les récentes révélations sur les pratiques du métiers, et rend assez bien compte de ce que celui-ci peut-être. Mais il n’oublie pas non plus d’être un vrai polar, avec une entrée en matière de suspense réussie, une enquête par infiltration.. le tout sur fond de vengeance, un ingrédient toujours efficace. (Les Arènes)

 

« Jeunes conseillers politiques, Sylvain et Camille sont aussi frère et sœur. Un soir, alors que les éléments extérieurs se déchaînent, ils se retrouvent isolés avec la Présidente de la République au fort de Brégançon. Le moment idéal pour une prise d'otage... Les deux idéalistes décident d'imposer au pays entier une politique écologiste ! Peut-on sauver la planète le temps d'un orage? » 




Tel est ainsi présenté Et nos lendemains seront radieux d’Hervé Bourhis,  dans le communiqué de presse de cet album, avec au verso, le programme d’Ecologie totale, qui dresse une liste prometteuse et radicale : mettre fin à l’exil fiscal, condamner les grands pollueurs, nationaliser l’agriculture, les transports et l’industrie, fermer temporairement Internet… et autres propositions-chocs du meilleur goût. Voici le lecture prévenu : cet album a tout du tract appelant le peuple à la rébellion. A une vraie révolution verte. Mais derrière le récit de politique fiction, se cache également un vrai récit noir, (et policier à la fois ! Un exploit de nos jours...) et l’alchimie se fait parfaitement entre les deux dimensions de cette histoire, réelle et fictionnelle. Car le parti- pris « documentaire » de certaines planches et cases fait penser à certains reportages de la Revue Dessinée. C’est en tous cas le quatrième titre « vert et noir » de cette sélection, la conclusion radicale de ce qu’il faut peut-être mettre en œuvre pour mettre «les solutions pour survivre au chaos écologique qui nous arrive » . Un tract ? Non, une prémonition… (Gallimard)

 

Le futur radieux qui nous attend si nous ne réagissons pas radicalement, est peut-être bien celui de VilleVermine, cité industrieuse, poisseuse, crasseuse  et passablement délabrée, où chacun survit comme il peut, et où le héros, Jacques Peuplier, s’est fait lui une spécialité dans la récupération des objets disparus, perdus, volés… Et s’il excelle dans son domaine et qu’il retrouve facilement les objets en question, c’est que « tout simplement »… il dialogue avec eux. Il les entend et leur répond. Et il est du reste beaucoup plus à l’aise avec les choses qu’avec ses semblables humains… Mais même une chaise peut être cruelle quand il s’agit de présenter le héros : « Jacques Peuplier ! 1m98 pour 117 kilos ! Il pète des gueules ! Il grogne et il parle aux vieilles canettes ! Mais il est incapable d’aligner trois mots devant la moindre petite nénette ! Ha ha ! ». Autour de cette excellente idée de personnage, Julien Lambert a construit une intrigue à base de savant fou, d’hommes-insectes peu ragoûtants, de gamins des rues, de courses-poursuites et de course contre la montre… Un étonnant et jubilatoire (re)mix des héros du peuples, de Jean Ray à John Carpenter. Le tome 1 de ce diptyque l’Homme aux babioles avait été récompensé du Fauve Polar SNCF en janvier, le tome 2 , Le garçon aux bestioles, vient lui conclure magnifiquement la reconquête de Jacques Peuplier de son pouvoir perdu. Un des héros les plus fascinants de ces dernières années est né, souhaitons-lui longue vie (Sarbacane).
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Et nos lendemains seront radieux / Bourhis – Gallimard – 80 p. coul.

Macadam Byzance / Starsky et Place - Fluide Glacial - 72 pages coul

No War 1 à 3 / Pastor– Casterman – 2 tomes de 130 et 120 p. coul.

La Trêve chérie / Gosselin et Moutte – L’Employé du moi - 88 pages n et b.

La Tuerie / Galandon et Otero – Les Arènes – 144 p. coul.

VilleVermine 1 et 2 – / Lambert – Sarbacane – 92 p. coul.