En une quinzaine de mois, Glénat a fait paraître une quantité
impressionnante de comics sous son label "Glénat Comics",
et très souvent, d'excellente facture. Et les choix d'Olivier
Jalabert, arrivé en début 2015 à la tête du label, n'hésitent
pas à faire un peu de place aux "crime comics", ou plutôt,
à cette branche des comics qui explorent un quotidien noir pour ceux
qui y sont plongés, et qui essaient d'en sortir. Ou encore, à des
oeuvres qui explorent un futur si proche - et si sombre... - qu'on
s'y croirait déjà...C'est exactement l'environnement de deux titres
récemment parus et qui valent sérieusement le détour : Denver
et Evil Empire. Commençons par le second, et... Welcome to hell
!
"Nous, le peuple !", premier tome de Evil Empire met
en scène deux candidats à la présidence des Etats-Unis, Sam
Duggins, Démocrate, et Kenneth Laramy, sénateur Républicain. La
campagne va prendre un tour assez inattendu lorsque la femme de
Laramy est retrouvée assassinée. Inattendu, et spectaculaire, car
à l'issue du discours au cours duquel il annonce son retrait de la
campagne présidentielle, Laramy annonce fièrement à la tribune, en
un hommage sincère à sa femme : "C'est moi qui ai planté
le couteau dans cette truie". Fin du chapitre 1, et début
d'une incroyable escalade de violence, d'abord verbale, sémantique,
puis physique, qui va mettre le pays à feu et à sang. Avec comme
fil rouge la question fondamentale : qu'est-ce qui différencie le
Bien du Mal ? Et : jusqu'où la liberté individuelle peut-elle aller
dans une société démocratique ? Le sénateur Laramy, candidat
déchu, a déjà répondu : "... Je préférerais vivre dans
un monde où chacun peut faire ce qu'il lui plaît, en n'étant
soumis qu'aux conséquences de ses actes... qu'il s'agisse de leur
effet direct ou des réactions d'autrui, sans le vernis hypocrite de
nos notions archaïques de bienséance ou de bonté".
Candidat(e)s philosophes, à vos copies ! Et si vous séchez, essayez
donc le sujet n°2 : "Dans un pays qui ne cesse de proclamer
son "amour de la liberté", on devrait être absolument
libre. C'est ça qui devrait être la loi, la norme. Alors ne vous
contentez pas de mettre le feu aux églises et aux mairies. Foutez le
feu aux supermarchés, si ça vous fait bander..." .
Ces sentences définitives, prononcées par un homme sur le point
d'être jugé pour le meurtre de sa femme, vont faire leur effet sur
la population, et ce premier tome est assez bien foutu dans ce qui
peut s'apparenter à une étude ethno-socio-politique en direct. Il
est du reste riche, à tous points de vue.
Narrativement, Max Bemis procède par aller-retours, entre le présent
de cette campagne hallucinante et le pays 25 ans plus tard, dans un
futur où les thèses de Laramy semblent avoir triomphé. De
Laramy... ou d'un autre qui tire les ficelles ? C'est la deuxième
force du récit : rebondissements à tous les étages (on se croirait
dans 24 heures chrono, pour le coup...), et personnages complexes et
manipulateurs, loin d'être monolithiques. Et dans la galerie
d'hommes et femmes croisée dans Evil Empire, le personnage de Reese
Greenwood est remarquable, et, pour l'instant, incarne la dose
d'humanité de la série, sans laquelle il n'y a plus qu'à aller se
pendre quand on a fermé le livre.. Cette rappeuse engagée, qui se
fait déposséder du texte d'une des ses chansons phares à qui ont
fait dire tout l'inverse de leur contenu métaphorique, est peut-être
celle par qui le salut va arriver. S'il arrive, car pour l'instant,
le futur semble plutôt craignos.
Graphiquement, le dessin plein de punch est signé Ransom Getty pour
les chapitres 1 à 3, puis, par celui, plus "doux"
d'Andrea Mutti, pour les chapitres 3 et 4. Le chapitre 3, dessiné
conjointement par Getty et Mutti, fait office de transition entre
les deux dessinateurs, et correspond à un tournant dans le récit,
ce qui est assez bien vu, car il est toujours délicat de voir les
personnages changer de traits au gré des dessinateurs.
Bref, vous aurez compris que cette histoire de politique fiction tout
droit sortie du cerveau de Max Bemis
( figure du punk rock US et leader du groupe Say anything), a tout pour vous plaire si vous
aimez à la fois les comics sans super-héros et ceux qui donnent à
réfléchir sur notre monde tel qu'il va... pas vraiment bien.
Un autre album - un one-shot cette fois ci - paru fin août 2015,
dresse lui aussi le tableau d'un futur proche aux échos terriblement
actuels : Denver & other stories. Jimmy Palmiotti et
Justin Gray, les scénaristes, partent d'une base simple : suite à
une gigantesque montée des eaux sur toute la planète, Denver reste
une des seules villes américaines à la surface du globe. Dès lors,
la tranquillité de celles et ceux qui y vivent (et la survie de
l'espèce humaine ?) ne peut être assurée qu'au prix de contrôles
draconiens pour accéder à la cité. Et c'est justement ce métier
de garde-côte impitoyable qu'exerce Max Flynn, le personnage
principal de cette histoire. Impitoyable... jusqu'à ce que sa femme
se fasse enlever par des activistes qui veulent le contraindre à les
laisser entrer illégalement dans la cité. Quelle va être la
réaction de cet homme qui, jusqu'à présent, était convaincu de
savoir où se situaient le Bien et le Mal ? Je vous laisse la
découvrir...
Au-delà d'un scénario très habile et ménageant un suspense
maîtrisé, Denver résonne de manière flagrante avec l'actualité
la plus immédiate de notre XXIème siècle : difficile de ne pas
penser aux navires incertains des populations africaines désespérées
quand on voit l'embarcation fragile d'un couple paumé se faire
arraisonner par Flynn et son équipe... Là encore, voici encore une
preuve que les comics américains hésitent de moins en moins à
sortir des clous rassurants du pur divertissement. Denver est dessiné
par Pier Brito, qui excelle pour installer les atmosphères
embrumées et mystérieuses dans lesquelles évoluent les
personnages. Des hommes et des femmes à qui il insuffle tout ce
qu'il faut d'humanité pour qu'on entre vraiment dans l'histoire...
et qu'on y reste.
Suivant ce très réussi premier récit (qui fait la moitié du
livre), deux autres sont proposés, par le même Palmiotti au
scénario, encore avec Gray , et sur un dessin de Phil Noto pour
"Trigger Girl 6" et, avec Lee Moder pour un épisode
de Painkiller Jane : "Everythin explodes".
Hormis le scénariste commun, Palmiotti, ces deux récits n'ont
vraiment rien à voir avec le premier, et souffrent un peu de la
comparaison. Trigger Girl 6 a tout de même le mérite d'une certaine
originalité tant scénaristique que graphique, avec cette histoire
de femme (?) indestructible animée par un seul but : éliminer le
président des Etats-Unis. Quant à Painkiller Jane, c'est aussi une
femme forte, dans son genre à elle, et c'est ici une occasion de
découvrir cette "héroïne" aux pouvoirs de régénération,
si vous ne la connaissiez pas, dans un épisode qui ne demeure pas
vraiment impérissable.
Mais rien que pour "Denver", il ne faut pas passer à côté
de cet album... et encore moins à coté d'Evil Empire
Evil Empire. - 1 : Nous, le peuple ! ****
Scénario : Max Bemis. Dessin : Ransom Getty et Andrea Mutti
Glénat comics, 2016 - 128 pages couleurs - 14,95 €
Denver & other stories ***
Scénario Jimmy Palmiotti et Justin Gray. Dessin : Pier Brito, Phil
Noto et Lee Moder
Glénat comics, 2015 - 160 pages couleur - 16,95 €
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