Ce blog est entièrement consacré au polar en cases. Essentiellement constitué de chroniques d'albums, vous y trouverez, de temps à autre, des brèves sur les festivals et des événements liés au genre ou des interviews d'auteurs.
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Bonne balade dans le noir !

jeudi 13 avril 2023

[Joyeuses Pâques] – Reckless, La femme à l’étoile et Il était une fois en Jamaïque

Les mois d’avril sont meurtriers ! Pluie de nouveautés polar en ce début de mois, enfin, polar, plus ou moins…  En tous cas, voici déjà une première salve en attendant les prochaines. 

Et pour commencer, le retour d’Ethan Reckless, pour le quatrième volume de la série : Ce fantôme en toi. En fait, il faudra patienter dans le prochain tome pour retrouver ce bon vieil Ethan car c’est Anna la protagoniste principale de cette histoire : une vieille gloire du cinéma d’horreur l’embauche pour s’occuper des fantômes qui hantent sa vaste et luxueuse demeure. Ethan occupé sur une autre affaire à San Francisco, Anna hésite un quart de seconde : ce n’est pas tous les jours qu’une cliente est aussi une idole de jeunesse… Et la voici a explorer un manoir hanté, ce qui va réveiller plus d’un fantôme. Comme d’habitude avec la « dream team » Brubaker et Philipps, l’intrigue est prenante dès le départ, avec toujours cette scène d’ouverture où le héros – ici l’héroïne - est en fâcheuse posture, prétexte à un flash back où l’histoire se construit patiemment. Et comme toujours, il est autant question de résoudre une affaire tordue que d’observer les rapports humains, ici ceux d’Anna et de sa mère, qui débarque dans la vie de sa fille un peu sans prévenir. Et c’est aussi un nouvel hommage au cinéma que les auteurs rendent, presque troisième « personnage » principal de la série. Vivement le prochain épisode de cette série incontournable pour tous les amateurs de Noir ! 

C’est au western qu’Anthony Pastor rend lui hommage dans La femme à l’étoile. Les premières pages nous invitent à suivre un cowboy solitaire et son cheval au coeur de l’hiver , frigorifiés par la neige qui a envahi toute la contrée. Zachary Desmoines, c’est son nom, se dépêche d’arriver au village de Promesa avant la nuit, et lorsqu’il y parvient enfin c’est pour trouver un hameau désert et délabré où seuls tiennent debout l’église et le magasin local. Mais alors qu’il explore celui-ci, une femme farouche surgie du néant (en l’occurence un placard) et armée d’un revolver, lui ordonne de faire demi-tour… Ce qu’il ne fera pas, préférant retaper une des maisons en bois encore à peu près potable pour y passer la nuit. Il reviendra le lendemain avec un poisson pêché non loin et qu’il partagera avec Perla, c’est son nom à elle, et petit à petit les deux seuls humains de ce coin perdu vont se rapprocher, s’apprivoiser. Et bientôt s’épauler : un marshall arrive à son tour, pour arrêter Perla, recherchée pour meurtre… Il est mis en déroute mais il va revenir avec du renfort…
C’est un peu la Mère Nature qu’a voulu dessiner Anthony Pastor dans ce western qui sort des sentiers battus : les décors y ont une place prépondérante, ils sont imposants et parfois piégeux, peuvent être des alliés comme des ennemis. Les personnages qui y évoluent semblent être à la merci de cette nature sauvage, et leurs querelles humaines vaines. Pourtant, l’amour naissant petit à petit au coeur de Promessa n’est lui par contre pas vain, il est même tout ce que les deux fugitifs semblent attendre depuis longtemps. Comme le promet l’exergue de cet album. Tout en couleur directe, La femme est à l’étoile marque une étape importante dans l’oeuvre d’Anthony Pastor.

Autres lieux, autre genre, autre époque : Il était une fois en Jamaïque revient sur le retour d’exil de Bob Marley, et sur le One Peace Love concert donné au stade de Kingston le 22 avril 1978, marqué par la poignée de main entre les deux leaders et opposants politiques de l’époque. Mais avant ce moment historique, c’est tout le contexte de l’époque, et le quotidien d’un pays violent que va décrire Loulou Dédola dans un récit précis et documenté. C’est la manière de faire de l’auteur : aller à la rencontre de ceux qui étaient au centre de l’Histoire avec un grand H, et les mettre en scène le plus justement possible. Et là, l’Histoire de ces seventies jamaïcaines était faite de guerres de gangs, de conditions de vie économiques difficiles, et de violences au quotidien. La musique est alors un moyen d’essayer un peu de fraternité et de paix dans ce pays sous tension, et quel autre meilleur apôtre du pacifisme que Bob Marley et ses Wailers ? Le retour du roi du Reggae sur ses terres natales après deux ans d’exil fut un grand moment, et le récit de Dédoda est parfaitement mis en image par Luca Ferrara, qui donne corps et âmes à tous ceux qui vécurent cet épisode certainement exaltant de leur histoire. Près de 50 ans après, la Jamaïque demeure un pays où la violence continue hélas de régner, mais ça c’est une autre histoire…


Reckless 4 – Ce fantôme en toi ****
Textes Ed Brubaker et dessins Sean Phillips – Trad. Alex Racunica
Delcourt, 2023 – 144 pages couleurs – 16,50 € - Sortie le 5 avril 2023

La femme à l’étoile ****

Texte et dessin Anthony Pastor
Casterman, 2023 – 264 pages couleur – 27 € - Sortie le 5 avril 2023
 
Il était une fois en Jamaïque ***
Récit de Loulou Dedola et dessin de Luca Ferrara
Futuropolis, 2023 – 112 pages couleurs – 20 €  - Sortie le 5 avril 2023

mardi 4 avril 2023

[Ululons !] - Tueurs d'étoiles par Daenicnkx et Mako à paraître chez Félès : quelques jours pour souscrire !


 Le duo Mako - Daeninckx, à l'oeuvre au Noir depuis pas mal de temps (Le train des oubliés, Bravado,  Air conditionné, Octobre Noir, la Main Rouge...) récidive avec un nouvel album à paraître en avril aux éditions Félès.

La souscription Ulule a été prolongée de quelques jours, il vous reste encore un peu de temps pour participer à la publication de ce Tueurs d'étoiles 

C'est par ici : https://fr.ulule.com/tueur-d-etoiles/

 N'hésitez pas !

 


 

samedi 1 avril 2023

[Un sacré Blaireau] - Delirium réédite Grandville de Bryan Talbot !

Raymond Leigh-Otter est retrouvé chez lui, baignant dans son sang, la tête explosée, et l'arme encore à la main. L'inspecteur LeBrock a vite fait de prouver que ce suicide n'en est pas un, mais qu'il s'agit d'une mise en scène. En fin limier, LeBrock est même capable d'affirmer que les tueurs ont fait le coup vers minuit, qu'ils sont français et qu'il s'agit d'un sanglier, d'un renard et d'un lézard. A son adjoint, Ratzi, qui s'étonne de la certitude de l'inspecteur sur l'origine française des meurtriers, le détective déclare que seuls des assassins d'élite des services secrets de l'Empire de France ont pu faire le coup. Car la victime – un homme aux fonctions diplomatiques - s'apprêtait à rencontrer en urgence le Premier Ministre et le Ministre de la Défense à Downing Street Lebrock y voit là le motif tout trouvé de ce meurtre pas tout à fait anodin.
Restent à connaître les raisons réelles de l' élimination de ce citoyen de la République Socialiste de Grande-Bretagne... LeBrock compte bien les découvrir à Paris, devenue Grandville...

Formidable ! Toujours à la pointe des futurs - ou déjà - grands classiques du genre, Laurent Lerner, avisé boss des éditions Delirium, réédite le chef d'oeuvre de Bryan Talbot : Grandville, dont les éditions Milady avaient publié seulement les deux premiers des cinq tomes de la série, il y a plus de 10 ans... C'est donc reparti pour un tour, avec cette fois l'intégralité de cette série hors-norme.
 
Et dès cette première enquête, on se dit qu'on a affaire à un album stimulant et intelligent, un vrai régal pour l'oeil et l'esprit ! Vous l'aurez compris à la lecture du petit pitch introductif destiné à vous mettre l'eau à la bouche, cette aventure de « l'Inspecteur LeBrock, de Scotland Yard », est à la croisée de plusieurs genres. Pour tenter une définition, je la qualifierai d'enquête policière uchronique anthropomorphique steampunk. Ne fuyez pas tout de suite ! Je m'explique.
 
Enquête policière : Bryan Talbot nous invite à suivre son détective – et son assistant - dans sa recherche de la vérité, et il le fait en respectant les codes du genre, en commençant par les plus classiques, tels que l'observation de la scène du crime permettant d'étonnantes déductions. Il poursuit par l'interrogation de témoins, suspects et autres victimes de l'affaire. Du solide pour la progression de la narration.
 
Uchronique : c'est là que les affaires prennent une autre ampleur... Le cadre de « Grandville » est celui d'une Europe où Napoléon a vaincu les anglais et où la famille royale a été guillotinée. Et où l'Angleterre est devenu un pays insignifiant relié à l'Empire de France par un pont. Ce postulat ouvre sur des portes imaginaires jubilatoires, où ce que nous savons de l'Angleterre et la France de maintenant est secoué dans un mixer historico-politique réjouissant.

Anthropomorphique : pour pimenter le tout, Talbot opte pour une représentation animale de tous les protagonistes de son histoire, avec, à l'instar du Blacksad de Guarnido et Canales, ou du Canardo de Sokal, une réelle adéquation entre les animaux choisis et leurs personnalités. Mais alors que Blacksad est fascinant essentiellement par son aspect graphique, « Grandville » l'est lui par l'univers qu'il donne à explorer, un univers que Talbot lui-même avoue avoir pris un grand plaisir à créer. Il l'explique dans une longue postface, réalisée pour cette version française, où il dévoile aussi les clins d'oeil et références qu'il a distillés tout au long de cet album. Le lecteur de BD averti en aura lui-même déniché quelques-uns, mais impossible de tout repérer, en particulier tout ce qui est issu de la culture populaire britannique. Hommage direct au caricaturiste français JJ Grandville, et à Albert Robida, illustrateur français de science-fiction, cette aventure de LeBrock appartient aussi sans conteste à la famille steampunk, branche de la SF née dans les années 80. Bryan Talbot a du reste inventé des motifs « steampunk-art nouveau » pour ce comics... Talbot est un créateur absolument unique, à l'aise dans tous les genres, et une visite sur son site s'impose à vous si vous ne connaissez pas cet artiste.

 

Pour cette réédition la traduction de Philippe Touboul a  été revue et corrigée, et la postface pré-citée conservée, avec une mise en page légèrement différente pour l'iconographie. Enfin, cette version Delirium est complétée par 5 pages de commentaires par Talbot lui-même, planche après planche, sur son travail sur cet album. Un vrai trésor !

Ah et pour finir, Grandville est sous-titré "une romance scientifique de l'inspecteur LeBrock de Scotland Yard". Si avec ça vous n'avez toujours pas envie de foncer à Grandville...
 

Grandville ****
Texte et dessins Bryan Talbot
Delirium, 2023. - 136 pages couleur - 22 € 
Sortie le 5 février 2023


vendredi 31 mars 2023

[Goéland Masqué] - Melvile – L’histoire de Ruth Jacob, de Romain Renard, Prix Mor Vran 2023

 

C’est donc avec le dernier volume de son cycle Melvilien que Romain Renard remporte le Prix Mor Vran 2023 du Festival du Goéland Masqué de Penmarc’h. Un prix mérité pour la touche finale à une histoire kaléidoscopique, celle d’une ville qui petit à petit révèle les secrets de ses habitants.

Et il a fallu plus de 10 ans à Romain Renard pour explorer les états d’âmes de ses personnages, et quatre volumes, qui tous peuvent se lire séparément. Et si vous n’en avez lu aucun, ce n’est pas un problème, l’auteur l’a lui même dit : «  J’invite tous les gens qui souhaiteraient se plonger dans Melvile à lire ce dernier tome en premier. C’est la meilleure porte d’entrée. » (interview complète et passionnante sur le site brancheculture.com).

Une porte d’entrée à un monde fascinant, intriguant et envoûtant : oui tout cela à la fois ! En explorant l’histoire de personnages différents de Melvile, à des âges différents pour chacun, c’est une vaste introspection sur des parcours de vie que Romain Renard propose… sans oublier des intrigues prenantes et bien menées. 

Melvile, c'est vraiment tout un monde à explorer, y compris sonore : depuis le début, les albums sont accompagnés d’une bande-son composée par son auteur, un univers musical donnant un peu plus d’épaisseur, de mystère aussi, à une œuvre déjà dense. 

Pour vous la découvrir dans son ensemble, rien de mieux que de vous rendre sur melvile.com, le site dédié à la série, parfaite introduction au monde de Romain Renard.

Puis vous pourrez vous plonger avec délectation dans l’Histoire de Ruth Jacob, et arpenter avec Paul Rivest les rues d’une cité prête à livrer ses derniers secrets avant son engloutissement. Le casque de votre walkman sur les oreilles, bien sûr...( écoutez donc ça !)

 Melvile est une des créations les plus puissantes et originales de ces dernières années : ne manquez pas de franchir les portes de cette cité et d’aller boire un verre avec ses habitants. Ils auront tous une histoire à vous raconter.

 

 

Melvile – L’histoire de Ruth Jacob ****

Texte, dessin, musique et flammes Romain Renard

Le Lombard, 2022 – 396 pages couleurs – 29,90 €



dimanche 26 mars 2023

[Goéland Masqué] - Le Prix Mor Vran 2023 attribué à ...

 Le jury du Prix Mor Vran du festival du Goéland Masqué (Penmarc’h, Finistère) se réunit ce dimanche pour attribuer son 16ème Prix. Qui pour succéder à Contrapaso, de Teresa Valero (Dupuis) ? Pas facile de jouer les devins tant la sélection est excellente… et éclectique !

Petit tour des cinq albums en compétition (par ordre alphabétique pour ne vexer personne) :

Alex Inker, lauréat en 2021 avec Un travail comme un autre est de retour avec une nouvelle adaptation : Colorado Train (Sarbacane), tirée cette fois d’un livre de littérature young adult de Thibaut Vermot. Il règne sur cet album un esprit semblable à ceux de « teen-movies » et pense aux Goonies (un peu) ou à Stand by me (beaucoup) avec cette histoire d’ados en quête d’un cadavre, point de départ de l’histoire. La suite est plus sombre, et la traque d’un méchant salement méchant de plus en plus flippante. Alex Inker livre ici un de ses meilleurs albums, cette fois-ci entièrement en noir et blanc et blanc, parfaitement adapté à son intrigue. Cela donne une histoire prenante, un récit tout autant noir qu’initiatique, rythmé par une bande-son de vingt titres punk-hardcore-rock du meilleur goût qui sont autant de chapitres percutants. 


Autre genre avec Hoka Hey  de Neyef (Rue de Sèvres), puisqu’il s’agit de western. Et d’un western mémorable, magnifiquement mené de bout en bout. La destinée du petit George, indien Lakota recueilli par un pasteur, qui l’éduque… à sa façon bien sûr. Il faut bien en faire un bon petit citoyen dans le grand creuset américain, n’est-ce pas ? Tout bascule pour Georges quand Little Knife, Lakota comme lui, vient arracher des informations au pasteur, et entraîner le gamin dans une quête de vérité qui n’est pas la sienne… à moins que ? Tout est bon dans cet album : les décors, superbes, les personnages, crédibles à chaque instant, et l’intrigue, qui se déroule patiemment. Hoka hey ouvre en plus des pistes de réflexion sur la négation de la différence, les liens familiaux, la nature, la violence, l’acculturation et j’en oublie… En ne faisant pas des Indiens un peuple exemplaire en toutes circonstances (cf l’histoire de No Moon) ni des Blancs des caricatures de méchants. Somptueux et inoubliable !

Autre album en lice : le récit noir et poignant de la destinée de Lucien, signé Guillaume Carayol et Stéphane Sénégas (Delcourt) Celui qu’on pourrait qualifier de ce qu’on appelait autrefois l’idiot du village est le cantonnier persécuté et incompris par toute une petite cité. Seuls Paul, un enfant et Maria, femme forte (à tous les sens du terme) lui offrent pour l’un son amitié et pour l’autre un semblant de compassion et de compréhension pour l’autre. Ce qui ne va pas empêcher l’homme qui danse avec les feuilles (quel virtuose du balai!) de connaître une tragique trajectoire. La construction de son histoire, en deux parties, avec un trou de 10 ans entre sa mort supposée et son retour devant le théâtre de marionnettes de Paul, donne plus de suspense à l’ensemble : que s’est-il donc passé tout au long de ces années ? Cet album est aussi une réflexion assez poussée sur l’amitié (comme le dit la 4ème de couv) mais également sur la cruauté humaine, la cupidité… et les rapports familiaux. Une barque bien chargée. La mise en page, l’utilisation de différentes techniques du noir et blanc, expriment parfaitement tous les états d’âmes de chacun des personnages. Et les décors sont d’une grande précision. Un album vraiment marquant, là encore...

Avec l’histoire de Ruth Jacob, Romain Renard poursuit son exploration de Melvile et de ses secrets les plus sombres. Voici une autre histoire vraiment chargée émotionnellement, où le « héros » Paul revient dans cette ville où il a vécu un épisode de son adolescence plus que douloureux. Un retour dans une cité au bord du précipice et de l’engloutissement pour être exact, car Melvile se vide de ses derniers habitants avant d’être noyée sous les eaux du barrage. Les déambulations de Paul dans les rues battues par la pluie, éclairée par des incendies qui font figure d’ultimes feux d’un passé peu glorieux pour les autochtones, semble un véritable chemin de croix. L’histoire se démêle au fil de cassettes audio et de révélations des derniers habitants encore sur place. L’atmosphère est sombre du début à la fin de cette histoire de Ruth Jacob, et même la musique qui accompagne les pages vient ajouter une note tragique à ce volume (bonne bande-son au passage : A Forest de Cure, parfait, par exemple!). Pour qui n’a pas lu l’ensemble de la série, voilà qui donne envie de se plonger dans cet univers de Romain Renard, architecte de Melvile depuis des années…

L’ultime album de cette sélection est Nettoyage à sec de Joris Mertens (Rue de Sèvres). Et là : wow : Un vrai choc graphique pour moi qui ne connaissait pas le travail de Joris Mertens. Sa ville des années 70, battue par la pluie (il pleut beaucoup dans cette sélection), essentiellement nocturne et néonesque, est complètement fascinante ! On prend un plaisir fou à détailler les enseignes, les véhicules, les tenues des passants… Tout est un piège délicieux pour l’oeil ! Et dans ce décors extraordinaire, l’histoire de François le livreur aux allures lui de chien battu, poissard comme c’est pas permis, ne pouvait que se terminer comme elle se termine : de manière tragico-comique. Ou amère, selon l’humeur de chacun. On peut rire de tant de bêtise ou de naïveté, mais on peut aussi compatir et comprendre cet homme à qui on a certainement ressemblé à un moment ou un autre de notre vie , non ? C’est une histoire cruelle et belle à la fois, et graphiquement, répétons-le époustouflante. Les pleine page et double-page sont de véritables chefs d’oeuvre qu’on a presque envie d’exposer dans son salon. Du travail d’artiste !


Voilà. Cinq albums denses, touffus, qui prennent leur temps (200 pages minimum chacun!) . Un seul deviendra le 16eme Prix Mor Vran. Verdict très bientôt !


Colorado Train

 Texte et dessin Alex W. Inker d’après Thibaut Vermot . Sarbacane, 2022 – 223 pages noir et blanc – 29 €

Hoka Hey !

Texte et dessin Neyef.  Rue de Sèvres, 2022 - 224 pages couleurs – Collection Label 619 – 22,90 €

Lucien

Textes et dessin : Guillaume Carayol et Stéphane Sénégas. Delcourt, 2022 – 264 pages noir et blanc – Collection Mirages – 27,95 €

Melvile – L’histoire de Ruth Jacob

Texte et dessin Romain Renard. Le Lombard, 2022 – 396 pages couleurs – 29,90 €

Nettoyage à sec

Texte et dessin Joris Mertens. Rue de Sèvres, 2022 – 120 pages couleurs – 25 €

jeudi 12 janvier 2023

[Comics ] - Friday 1 / Brubaker, Martin et Vicente (Glénat)

 

Elle est de retour dans sa petite ville de Kings Hill, et même si c’est Noël, qu’elle va revoir sa famille et que les vacances vont lui faire le plus grand bien, rien n’y fait : Friday Fitzhugh, 18 ans, a cette boule au ventre qui la tenaille depuis son arrivée dans la cité enneigée. Et elle sait qu’elle ne partira pas tant qu’elle n’en aura pas parlé à Lancelot Jones. Lui, c’est son ami le plus proche, avec qui elle a passé ses années collège à résoudre des énigmes dans la région, élucider les affaires les plus mystérieuses, bien plus nombreuses que Friday n’aurait pu le croire à son arrivée à douze ans dans cette cité calme et un peu loin de tout. Et à peine arrivée, la voilà déjà entraînée par son infatigable ami détective, accompagné par le sheriff local, à traquer dans la neige et dans la forêt un certain Fouinard Wadsworth, voleur d’une dague antique trouvée sur un site archéologique. Vite retrouvé le jeune homme est embarqué, mais semble passablement perturbé et incohérent : il parle sans cesse d’une Dame Blanche. Mais Friday n’a maintenant qu’une idée en tête : parler à Lancelot de qui s’est passé entre eux juste avant que la jeune femme ne parte pour l’université. Va-t-elle en avoir le temps ?
  

Une fois de plus, Ed Brubaker éblouit par ses talents de conteur et son incroyable imagination, ici tous deux au service d’une nouvelle série appartenant tout autant à la romance qu’au mystère. Brubaker fait en effet un pas de côté et sort du chemin du polar pur et dur dont il est devenu le maître avec son complice Sean Philips (Criminal, Fondu au Noir, Reckless…) et s’est associé au dessinateur Marcos Martin (auteur lui du fascinant The Private Eye, avec Brian K Vaughn) pour une histoire «... d’adolescents détectives dans les années 1970 idéalisées de ma jeunesse ». Le scénariste est d’ailleurs plus précis dans sa post-face : « Je caressais le vague rêve d’écrire quelque chose d’à la fois gothique et ancré dans la réalité, comme un roman post young adult où les gamins qui résolvaient les mystères et se frottaient aux fantômes et monstres de tout poils avaient grandi et devaient affronter les mêmes problèmes et mauvais penchants que nous ». 

 


 Ce vague rêve est donc devenu une réalité mise en images par Marcos Martin et quelle puissance dans ses pages ! Dès le début, on est happé par l’ambiance : une première double page noire (la nuit), une deuxième avec l’apparition de tâches blanches (la neige) puis une troisième et dernière avec une vue générale – et donc nocturne – de la petite ville de Kings Hill : son phare au faisceau puissant, son port, ses rues plus illuminées qu’éclairées, sa forêt qui s’invite discrètement dans un coin de l’image… Puis immédiatement, on s’enfonce dans la forêt et voici Lancelot éclairant des pas dans la neige, et à l’arrière plan, cheveux mi-longs et grosses lunettes, Friday… L’action est vite lancée, et le duo immédiatement à l’oeuvre – et les premiers éléments d’une étrange intrigue installés- mais ce sont bien les pensées de la jeune fille qui guident la narration. Avec cet autre mystère soumis au lecteur : mais que s’est-il passé entre les deux amis ? Un flashback sur l’histoire de cette amitié éclaire tout, et pose aussi l’environnement presque surnaturel dans lequel évoluent Friday et Lance : Kings Hill va devenir pour eux un terrain de chasse regorgeant de mystères plus ou moins dangereux, où c’est « Lance qui les mettait dans le pétrin et Friday qui se chargeait de les en sortir ». Un duo Holmes-Watson junior, en quelque sorte… Mais quand on grandit, quand arrive l’âge d’autres préoccupations, que reste-il de tout cela ? Faudra-t-il un crime d’une autre envergure pour la mettre à l’épreuve, au révélateur ? Et si en plus, quelque chose de réellement surnaturel intervenait ? 

 

C’est bien toute la force de cette série : conjuguer le mystère criminel avec l’exploration des sentiments les plus profonds, avec deux personnages profondément attachants et humains sur le devant de la scène. Deux « héros » qui, de prime abord, ne payent pas de mine : une jeune fille réfugiée derrière une épaisse monture de myope et un jeune homme à la silhouette frêle. Mais qui tout deux ont certainement plus de forces et de ressources qu’on imagine. Les dessins de Marcos Martin sont parfaits de précision et les couleurs extraordinaires de Muntsa Vicente participent à faire de ce tome introductif – il y en aura trois – une réussite totale. Citons encore une fois Brubaker pour conclure : « Kings Hill semble aussi réelle que mystérieuse et empreinte de nostalgie, et je peux vous garantir que nous ne nous avons montré que la partie émergée de l’iceberg. J’ai hâte que vous puissiez tous découvrir ce qui vous attend dans les deux tomes suivants ». Nous aussi !

Friday, tome 1 ****

Scénario Ed Brubaker, dessins Marcos Martin et couleurs Muntsa Vicente

Glénat – 120 pages couleur19 € - Sortie le 11 janvier 2023

jeudi 5 janvier 2023

[FIBD] – 7 titres pour le 12eme Fauve Polar SNCF du FIBD 50

 


Allez, pour bien commencer l’année, quoi de mieux qu’une bonne BD au coin du feu ? Et bien, disons, sept. Polars, bien sûr, comme ceux qui figurent dans cette sélection du Fauve Polar SNCF d’Angoulême 2023. Histoire de vous mettre dans la peau du jury, qui aura, Samedi 28 janvier la lourde tâche de choisir l’album qui succèdera à l’Entaille, d’Antoine Maillard (Cornélius), lauréat 2022.

Lourde tâche car une fois de plus la sélection de ce Fauve est riche, variée et balaye tous les genres du Noir.

Jugez plutôt :

Colorado Train d’Alex W. Inker (Sarbacane) relève du thriller  : une véritable chasse à l’homme dans le Colorado, par quatre ados sur les traces d’un méchant vraiment méchant. Un des meilleurs albums de l'auteur. Flippant.

Le Dormeur, de Carlos Aón & Rodolfo Santullo (Ilatina) est une enquête futuriste -où le « héros » qui ne comprend pas ce qui lui arrive – car il vient de sortir de son hibernation - doit immédiatement enquêter sur une mort suspecte sous peine d’être accusé lui-même. Stupéfiant.

 
Gauloises de Serio & Igort, ( Futuropolis) peut être considéré comme un duel contemplatif de tueurs à gages (appellation non contrôlée…) où tout est d’un calme absolu et invite à la méditation. Reposant.

Hound Dog  de Nicolas Pegon (Denoël Graphic) dresse le portrait de deux paumés à la recherche du propriétaire d’un chien, dans une Amérique « péri-urbaine et pré-apocalyptique ». Avec le grand Elvis qui ne traine pas trop loin... Envoûtant.

 
Lost Lad London de Shima Shinya (Ki-oon) est un manga qui se déroule en Angleterre et où l’inspecteur chargé de l’enquête s’allie avec celui qui fait office de suspect le plus évident dans l’assassinat du maire dans le métro. Déroutant.


Meurtre télécommandé est un histoire complètement barrée de feu le romancier néerlandais Janwillem van de Wetering et illustrée de manière tout aussi délirante par Paul Kirchner (Tanibis) : mais qui a bien pu tuer ce pécheur tranquille à coup d'avion téléguidé ? Délirant.

et enfin, le troisième volume de RecklessÉliminer les monstres, est lui signé des maîtres actuels du récit noir, Ed Brubaker & Sean Phillips (Delcourt) qui signent là un de leurs meilleurs récits. Cette histoire peut se lire indépendamment des deux premiers volumes... mais il faut lire tout Reckless tellement c'est bon ! Percutant.


Rendez-vous le samedi 28 pour le verdict ! En attendant, voyez plutôt (un tout petit peu) à quoi ça ressemble: 

 

Et bonnes bulles noires 2023 ! 


lundi 5 décembre 2022

[Champagne et sabre] – Shibumi (Glénat) remporte le Prix Clouzot 2023

 


Après le fameux « A fake story » de Galandon et Pendanx d’après le roman mythique de Douglas Burroughs, c’est au tour du duo Pat Berna et Jean-Baptiste Hostache de remporter le Prix Clouzot de la BD du festival « Regards Noirs » de Niort » , avec leur superbe adaptation du Shibumi de Trevanian.

 Pour ses délibérations, le jury était réuni au restaurant de Niort Vins paradoxe, et a su garder la tête froide et les idées claires, malgré un enivrant environnement :



Et alors, de quoi est il question dans ce roman devenu culte ? De la destinée d’un homme hors du commun, par exemple ? Laissons parler ceux qui connaissent mieux le personnage central de Shibumi  :

« Nicholaï Hel est un homme redoutable. C’est un maître du Hoda Korosu, la technique du « tuer à mains nues ». Il a en outre une capacité surnaturelle à déceler le danger, ce qu’il appelle un « sens de la proximité ». Voici les adversaires du « héros » de cette histoire prévenus : il ne va pas être facile de mettre la main sur cet homme recherché par le monde entier – enfin, les services secrets plutôt – sans peine ni dommages. Retiré au pays Basque, Hel va devoir sortir de sa tanière lorsqu’une jeune femme vient l’implorer de lui apporter son aide… et provoquer l’intervention de la Mother Company, une organisation secrète nternationale. Tout cela se passe dans les seventies, dans le droit sillage des attentats aux JO de Munich 1972, dans une intrigue qui mêle espionnage, méditation orientale et critique acide de la société américaine . Le roman de Trevanian (chez Gallmeister), Shibumi, est devenu un inclassable classique et l’adaptation qu’en font Berna et Hostache est magnifique : la vie à la fois tumultueuse et… contemplative, zen, de Hel est parfaitement mise en images, et le tour de force est bien là de la part des auteurs : avoir réussi à donner corps à un personnage de tueur à gages complètement hors-norme. Et à faire de sa traque un album haletant de la première à la dernière page.

Un très beaux prix Clouzot, que les auteurs viendront présenter à la prochaine édition du festival «Regards Noirs », du 2 au 5 mars 2023.



Shibumi, d’après Trevanian ****

Scénario Pat Berna et dessin Jean-Baptiste Hostache

224 pages couleurs – 29,90 € - Sortie le 15 septembre 2022



lundi 21 novembre 2022

[11 balles dans le chargeur] – Le Crime parfait / Collectif (Phileas)

 

Le maniaque du polar en cases aura beau retourner sa bibliothèque dans tous les sens, il n’y trouvera pas plus de collectifs de son genre préféré que de doigts sur ses deux mains. S’il est chanceux et conservateur, ou les deux, il sera en possession des hors-séries des revues
Tintin
et Pilote « spécial policier » parues en 1978, ou du (A suivre) « BD Polar : Noces de Sang » sorti lui en 1981 sous couverture de Tardi. Pour les albums, il a peut-être fait main basse sur le « Polar  story – Des histoires de polar » chez Fugues en Bulles (2010) ou du plus récent « Polar – Shots entre amis à Cognac » (2020). 

C’est dire si l’initiative des éditions Phileas de demander à une quinzaine de dessinateurs et scénaristes de s’emparer du thème du crime parfait – si cher au genre policier en littérature comme en cinéma – est la bienvenue. Surtout que c’est une belle réussite. Sous les couvertures rouge sang de Barral ou bleu nuit de Guérineau, chacun des auteurs livre sa version du crime parfait. Et évidemment elles ont toutes leur angle d’attaque. Elles revisitent ainsi l’Histoire (Gess, Guérineau, Chabouté, Holgado & Seltzer), s’ancrent dans un quotidien contemporain (Rabaté, Peyraud et Liéron, Moynot, Krassinsky) ou utopique (De Metter), ou invitent même à leur table d’autres « mauvais genres » (Sandoval & O’Griafa, Krassinsky, Guérineau, Pomès). Sans oublier les ingrédients : vengeance, complot, détective, tueur en série… tous très bien digérés. Cela donne onze récits originaux, parfaitement menés,  tous agrémentés d'un « Repose en paix » signé Anaïs Bon, une forme d'oraison funèbre qui vient prolonger, ou éclairer, le récit noir tout juste terminé. Un peu à la manière de la morale d’une fable, ou plus encore, de cette voix qui concluait les épisodes de la Quatrième Dimension, souvent ironiquement.

Il y a tout de même un peu – ou beaucoup selon les récits – d’humour noir dans ce collectif inattendu et roboratif. Et à la manière des recueils de nouvelles noires et policières, cet album permet aussi de découvrir ou de retrouver les univers graphiques de onze dessinateurs maîtres de leur art. Un album parfait ? Ce serait en tous cas un crime de passer à côté... 

Le Crime parfait ****

Scénario et dessins de Chabouté, De Metter, Gess, Guérineau, Holgado, Krassinsky, Moynot, O’Griafa, Peyraud, Pomès, Rabaté, Sandoval, Liéron, Seltzer

Couverture de Barral (édition courante) et Guérineau (édition Canal BD - 1400 exemplaires)

Nécrologies d’Anaïs Bon

112 pages couleurs et Noir & blanc – Sorti le 10 novembre 2022 – 19,90 €


mardi 15 novembre 2022

[Polar Bizarre] – Saint Elme de Lehman et Peters : « Twin Peaks écrit par Jean-Patrick Manchette »

 

« Vous vous passionnez pour la météo maintenant ?

- Ici c’est spécial... »

Les prévisions météorologiques, exactes à la seconde près, ne sont pas la moindre des bizarreries à Saint-Elme, petite station montagnarde renommée pour la qualité de ses eaux de source. Il y a aussi des grenouilles mutantes, qui pullulent depuis un certain temps. Une petite fille, retenue dans un chalet reculé, et qui a dessiné un étrange logo sur la fenêtre. La famille Sax, qui règne sur la ville et a des projets tout aussi divergents que mystérieux pour se bâtir un empire. Sans oublier une vache qui prend feu lors d’un procès commémoratif en hommage aux animaux jugés au Moyen-Âge. Cela fait beaucoup pour Franck Sangaré détective venu sur place pour... aucune de ces raisons, mais pour retrouver un certain Arno Cavaliéri, fils de famille disparu depuis trois mois. Désormais connu sur place sous le sobriquet du Derviche, le fiston ne semble pas très disposé à suivre l’enquêteur, lorsque celui-ci le retrouve. Il lui fait même plutôt passer un sale quart d’heure. C’est le moment pour Philippe Sangaré d’intervenir, pour sauver son frère : après tout n’est-il pas lui aussi détective, mais nettement plus doué, malgré ses grands yeux aux orbites sombres et vides ?

 


Wow ! Voilà bien une série qui sort des sentiers battus et ce que vous venez de lire constitue la trame générale des trois premiers tomes de cette histoire imaginée par Serge Lehman et dessinée par Frédérik Peeters. Déjà associé sur le fascinant HommeGribouillé, le duo joue un peu sur ce même registre du polar teinté de fantastique, par petites touches d’étrangeté qui viennent imprégner un scénario de plus en plus captivant. Après un premier volume installant parfaitement l’atmosphère régnant à Saint-Elme et aux alentours, et présentant une étonnante galerie de personnages, les deux albums parus en 2022 – et oui, pour une fois, l’attente est réduite entre chaque volume – accélèrent logiquement les choses, en les densifiant : de la recherche initiale de Frank Sangaré, jusqu’aux révélations des enjeux au coeur d’une bataille économique, familiale et finalement sanglante, l’histoire de Serge Lehman prend des allures de thriller au sens littéral du terme et presque originel, à savoir que le suspense est grandissant et provoque de vraies sueurs froides. Et quel dessin et couleurs que ceux de Frédérik Peeters : parfois carrément aux portes du psychédélisme façon seventies, elles peuvent être tour à tour chaleureuses, inquiétantes, spectaculaires, crépusculaires, spectrales ou apocalyptiques. Ouais, rien que ça… Certaines planches « muettes » sont tout simplement époustouflantes, dans leur composition comme dans leur effet dramatique. 

Tient-on ici un "Twin Peaks, à la manière de Jean-Patrick Manchette" comme le souhaitait Frédérik Peeters dans la vidéo ci-dessous,à l'occasion de la sortie du time 1 ? Peut-être bien... Une des grandes séries de cette année, assurément ! 

 



Saint Elme **** – Série prévue en 5 volumes

Scénario Serge Lehman et dessin Frederik Peeters

Delcourt, 2021 - …. - Collection Machination – 80 pages couleurs – 16, 95 € chaque

 

1 – La Vache brûlée – Parution le 13 octobre 2021

2 – L’avenir de la famille –Parution le 12 janvier 2022

3 – Le Porteur de mauvaises nouvelles – Parution le 12 octobre 2022

dimanche 23 octobre 2022

[Cuisine Actuelle] - Recette de famille par James Albon (Glénat)

 

« Cuisine, terroir et tragédie ! » : dès la quatrième de couverture, nous voilà prévenus… Et il n’y a pas tromperie sur la marchandise : ce second album de l’illustrateur Ecossais James Albon est un pur roman noir et vert graphique (mais ça reste une bande dessinée, of course...)

Une petite île écossaise. Deux frères, Rowan et Tulip (Danny dans la vraie vie) Green vivent dans leur petite ferme, avec leur pas encore tout à fait vieille mère. Celle-ci leur a inculqué l’amour de la nature, ou plutôt la méfiance, voire la haine de tout ce qui ne provient de la mère Gaïa, et préfère vivre en recluse et en autarcie à la campagne avec ses deux fistons qui ont tout de même quelques rêves d’émancipation… Mais alors que Rowan reste encore très attaché au travail de la terre, Tulip, cuisinier très doué, s’imagine plus volontiers en restaurateur célèbre, plutôt à la campagne, d’ailleurs, car la ville c’est pas – encore – son truc. Or, voici qu’un héritage inattendu fait des deux frères les propriétaires d’une maison et d’un vaste terrain dans le Cambridgeshire : ils n’hésitent pas longtemps, et malgré les réticences et mise en garde de leur mère, les voici partis pour l’aventure. Ils trouvent vite leur fonctionnement : alors que Rowan cultive les légumes bios et goûtus dans son splendide jardin, Tulip ouvre un modeste restaurant dans un quartier pas encore très prisé de Londres. Après quelques semaines de curiosité pour le nouvel établissement – où les clients apprécient le savoir-faire de Danny et la qualité des ingrédients – l’affaire demeure tout de même précaire et ne décolle pas vraiment. Jusqu’au jour où Rowan découvre des champignons inconnus des manuels, et à la saveur exceptionnelle. D’ailleurs quand il les fait goûter à son frère, celui-ci reçoit un tel choc sensoriel qu ‘il se redécouvre « une ambition de conquérir Londres, de répandre la bonne parole, de montrer au monde ce dont il est capable. Son talent, sa vision. Tout cela ne peut plus attendre ».

Et de fait l’ascension de Tulip va devenir à compter de ce jour fulgurante : ses champignons mystérieux font de lui le restaurateur-vedette de la capitale et de son restaurant the place to be... Mais une telle affaire commerciale attire aussi de drôles de types, comme cet obèse impressionnant en costume rayé qui vient lui conseiller de prendre une protection, en échange d’une « contribution raisonnable ». Et c’est là que le conte de fée rose et vert va tourner au vinaigre noir… 


Quel album fascinant ! On ne sait pas trop dans quoi on s’embarque dans les première pages : hymne à la nature ? Histoire familiale ? Splendeurs et misères de l’ambition ? Et bien, tout ça à la fois, avec un ingrédient principal : le suspense ! Car voici un véritable « page-turner » : sitôt le départ des deux frères de leur île, James Albon ne laisse plus respirer autre chose que les effluves de « Tulip’s », et comment le restaurant va tenir face aux bouleversements successifs auquel il doit faire face. Et surtout : quel est le secret de ces mystérieux champignons ? Ce comics est un pur régal, en marge de ses congénères, car dessinée dans un style coloré, foisonnant, et même … délicat. Après tout le titre original n’est-il pas « The Delicacy » ? Et il se déguste comme un friandise exquise... 


Recette de famille****

Scénario et dessin James Albon

Glénat - 320 pages couleurs – 27 € - Sortie le 24 août 2022

vendredi 21 octobre 2022

[Piscines, espions et gentlemen] - Une romance anglaise / Hyman et Fromental (Dupuis)

« La justice poétique demandait qu’on entende au moins une fois sa voix, imaginée, certes, recrée à partir de fragments de réalité et c’est à cela que s’emploie ce livre ».

Cette voix évoquée par le scénariste Jean-Luc Fromental dans sa postface, c’est celle de Stephen Ward, « improbable ostéopathe-portraiste-ordonnateur des plaisirs de la Gentry », au coeur de cet album et du scandale qui ébranla l’Angleterre des Sixties : l’affaire Profumo. Une affaire qui a donné lieu à de nombreux ouvrages depuis l’année où elle a éclaté, 1963, et que cet album vient rappeler à notre époque hautement conspirationniste. Les faits ? Un ostéopathe de la bonne société londonienne, Stephen Ward, ami des puissants de l’époque, partage avec eux leur goûts des rencontres mondaines, raffinées et sensuelles. Il fait un jour la connaissance de Christine, jeune danseuse au charme éblouissant, et l’installe vite chez lui. Non pour en devenir l’amant, contrairement à ce que tout le monde semble penser, mais pour en être son mentor, celui qui l’aidera à gravir les échelons d’un monde inaccessible pour elle. Et c’est lui qui lui fera rencontrer Ivanov, attaché naval de l’ambassade d’URSS, et un peu plus tard, John Profumo, ministre de la Guerre. Tout cela en la laissant continuer à retrouver les boites de jazz moins huppées et plus populaires, et plus dangereuses au final pour elle : ses amants d’un soir peuvent vite devenir des tyrans dont elle peine à sortir des griffes. La belle finit par connaître tant de choses des différents monde qu'elle fréquente que tout cela peut exploser d’un moment à l’autre au visage d’un Stephen Ward, qui voit le danger trop tard, et d’un gouvernement qui va payer le prix fort… 

 Toujours aussi doué pour les intrigues complexes mêlant en scène de nombreux personnages, Fromental réussit réussit à nouveau son coup, comme celui de Prague paru dans la même collection, et toujours avec son complice, le grand Miles Hyman. Le dessinateur restitue à sa manière sensuelle et sensible les après-midi récréatifs au bord de piscines débordant de naïades, les soirées libertines de la bourgeoisie, et les nuits plus ou moins feutrées des clubs de jazz. Et fait parfaitement passer les états d’âme d’un Stephen Ward désabusé au moment où il enregistre sa version de l’affaire. Une mélancolie diffuse plane tout au long des pages de cette histoire tragique et noire. Une romance anglaise, oui, mais pas une bluette.


Une romance anglaise ****

Scénario Jean-Luc Fromental et dessins Miles Hyman

Dupuis (Aire Libre) – 102 pages couleur – 23 €

Sortie le 7 octobre 2022

 

Et pour mémoire : 



lundi 8 août 2022

[Un été chez…] Petit à petit , avec Derrick, Maurice, Ahmed et Albert : RIP, quoi ! ****

 Retour spécial sur RIP, de Gaet's et  Julien Monier, une série qui, discrètement mais sûrement, telle une colonie insectivore dévorant tout sur son passage, s’est installée dans le haut du panier des histoires noires de ces dernières années.  Quatre tomes parus (sur six prévus), un par personnage, et le cinquième arrive à la rentrée. Bienvenue dans le petit monde des …

Mais oui, des quoi, au fait ? Liquidateurs de centrale nucléaire ? Chimistes à la Breaking Bad ? A s’arrêter sur la couverture du premier tome, on reste un peu intrigués. Que peut donc bien faire cet homme en combinaison blanche ? Mais à y bien regarder, l’indice de base est déjà là : les mouches, partout. Et puis ce titre : Derrick, je ne survivrai pas à la mort. Et quelques pages plus loin plus de doute, nous voici en présence d’une équipe d’un genre un peu particulier : des videurs de maisons, dont le propriétaire est encore dans les murs dans un état de décomposition plus ou moins avancé. Et que visiblement, personne ne s’en est encore inquiété. En fait, on fait appel à la société où travaillent Eugène, Derrick, Albert, Maurice, Mike et Ahmed, quand un mort n’a pas encore été réclamé par qui que ce soit. Et qu’il reste des choses chez lui à récupérer, et les vendre aux enchères, si elles en valent la peine. Mais pas question pour Derrick et ses collègues de mettre sous la combi un objet pour leur pomme : ils sont archi surveillés et ce serait le renvoi direct. Et même s’il est bien pourri tous semblent tenir à ce boulot, alors l’équipe en tenue blanche se tient à carreau. Mais parfois la tentation est vraiment trop forte et quand l’objet est si petit, mais si précieux, comme ce diamant, au doigt de la vieille peau collée sur son de mort, et bien…. Pourquoi ne pas l’avaler ? 


 

C’est ce que fait Derrick dans le premier tome de cette fascinante saga. Il y voit un moyen d’enfin échapper à cette vie misérable qui est la sienne, et de partir loin de toute cette merde. Mais évidemment, quand on fait passer un bijou par le canal intestinal, c’est le début des emmerdements : où planquer chez soi le trésor quand on a une femme qui va vite piger l’affaire ? Et puis, comment faire pour la fermer quand dès le lendemain le patron ordonne de retrouver la bague disparue, précisant : « Demain soir sur mon bureau. Tant que je ne l’aurai pas aucun d’entre vous ne recevra sa paie pour ce mois ».
Je vous laisse découvrir le destin de cette bague, point central de tome inaugural. Mais au-delà de cet aspect purement matériel, c’est bien la mise en place de toute la série et son architecture que Gaet’s – maître d’oeuvre de la saga – propose : une galerie de personnages, tous liés par ce boulot pas banal, et qui ont tous leurs petits secrets. Et pour les découvrir, le scénariste nous invite à explorer l’intimité et le passé de chacun, tome par tome, personnage par personnage.

Oh, ce n’est certes pas la première fois que des scénaristes procèdent ainsi – le récit par points de vues différents de mêmes événements - mais RIP est un régal d’imagination, de mise en scène, de minutie et de… suspense ! C’est une mécanique remarquable, où chaque tome développe parfaitement la vie et le destin du personnage annoncé en couverture, et en même temps, éclaire  les zones d’ombre de l’histoire, en réussissant à maintenir en haleine le lecteur.

 Ce qui
était à peine effleuré dans quelques cases d’un tome, est développé dans les suivants, et petit à petit, toutes les pièces du puzzle se mettent en place. Et à chaque fois, les personnages centraux ont des histoires fascinantes, solides et...crédibles ! Gaet’s a cet art rare de raconter des vies oubliées, des secrets enfouis, des quotidiens ordinaires, avec cette aisance naturelle qui rend le récit est fluide et convaincant. Sans oublier ce sens des dialogues – et des pensées – propres à chacun des protagonistes et qui donnent le ton à tout l’album : Maurice le taiseux a derrière lui une autre vie qui fut bien meilleure que celle du moment, et il n’a pas le droit d’en parler.  Ahmed, lui, se voit lui en policier d’élite couvert de gloire, et utilise son bagout pour convaincre sa hiérarchie que tous ces morts c’est louche, y’a forcément un lien. Quant à Albert, il est un brin obsédé par une junkie un peu morte, et un peu maniaque. Il faut pas trop toucher à ses affaires, « ça s’fait trop pas »…

 

 

 


 

Et pour cette somptueuse histoire à tiroirs, il fallait bien un dessinateur de la trempe de Julien Monier, capable d’incarner des personnages aussi puissants, et de nous faire plonger dans l’univers grouillant de cadavres en décomposition… sans nous faire arrêter au premier asticot venu. Et c’est parfaitement réussi : ses personnages ont bien la gueule de l’emploi, tout comme ils l’avaient dans son excellent one shot « A l’ancienne », chez Filidalo (en 2019 avec Benoit Vieillard au scénario), et  ses décors sont soignés, précis, rigoureux, et on adore se perdre dans les détails de ses pièces capharnahaumiques et cauchemardesques, de ses scènes de crimes encore inviolées, de ce bar où se retrouve l’équipe, et de ses cadavres – ah ben oui tout de même – sommes toutes assez expressifs.
Ajouter à cela un chapitrage parsemé de citations et bons mots sur la mort qui tombent à pic, et vous tenez, je sais je me répète, une des plus belles séries polar de ces dernières années. Il était temps que je vous en cause !


Et pour finir, vous allez me dire : ça manque pas de femmes tout ça ? Oh non, ça ne manque pas.  Elles seraient même peut-être la clé de l'ensemble…  A vérifier très bientôt :  le prochain tome sera consacrée à Fanette et il sort le 14 septembre : à vos librairies préférées ! 

Mais si vous passez par Le Mans, Gaet’s et Monier seront
samedi 27 et dimanche 28 août à la vénérable librairie Bulle de Samuel et son équipe, toujours sur la brèche ! Avec une édition spéciale de Fanette, 600 exemplaires signés et numérotés pour la librairie. Une bonne habitude ! 



1 – Derrick – Je ne survivrai pas à la mort
Petit à petit, 2018 – 112 pages couleur –16,90 €

2 – Maurice – Les mouches suivent toujours les charognes
Petit à petit, 2019 – 112 pages couleur –16,90 €

3 – Ahmed, au bon endroit au mauvais moment
Petit à petit, 2020 – 112 pages couleur –16,90 €

4  – Albert – Prière de rendre l’âme soeur
Petit à petit, 2021 – 112 pages couleur –16,90 €

5 – Fanette – Mal dans la peau des autres

Petit à petit : à paraître le 14 septembre 2022