Lartigues, c'est celui qui est barbu, enfin, plus pour très longtemps. Prévert, c'est celui qui est propriétaire de l'épicerie du bourg. Enfin, plus pour très longtemps non plus. Tous les deux ont l'air d'avoir comme des ennuis, et voilà pourquoi ils lâchent leur magasin, et essayent de se faire oublier, juste quelques jours, le temps que l'affaire se tasse. L'affaire ? Une histoire de cadavre ensanglanté, retrouvé dans le coffre d'une R12 abandonnée avec son chargement, bien sûr, devant le garage du bourg. Pas très content le garagiste... surtout quand la police le place en garde à vue. Et que la R12, elle aurait plutôt été conduite par Lartigues, pour la dernière fois... Voilà pourquoi Lartigues a préféré se terrer avec Prévert dans cette vieille maison familiale oubliée de tous, à Machault, dans les Ardennes. Mais les deux hommes ne semblent pas attendre que le temps passe avec la même sérénité...
Alors là, ami(e)s du polar, voici un des albums de l'année, rien de moins. Entièrement réalisé par Benjamin Adam, il séduit d'abord par son aspect extérieur : couverture mystérieuse à la composition éclatée, dans un style art déco revisité, et dos toilé très soigné. Impeccable. Et dès qu'on tourne cette première page, apparaît, avant-même la page de titre, une galerie de portraits : treize visages qui donnent leur avis sur "le fils Lartigues", treize anonymes semblant répondre à un invisible journaliste, enquêteur, curieux... Et voici le lecteur plongé dans le bain immédiatement, avec cette page pré-générique, qui indique d'entrée que le récit va se construire par touches successives. Passé cette séquence initiale, on suit donc le voyage et l'arrivée du duo, sous la neige, dans un village reculé, et leur installation dans la maison - abandonnée, presque - d'une tante de Lartigues. Une maison figée dans le temps, dont la mémoire est enfouie dans ces cartons qui traînent un peu partout. Une maison gardée par un blaireau empaillé, immortalisé dans une drôle de posture. Petit à petit, dans cette atmosphère étrange et poussiéreuse, la relation entre les deux hommes s'assombrit, en même temps que l'histoire progresse et s'éclaircit. Benjamin Adam alterne les séquences avec Lartigues et Prévert, et leur manière bien différente de faire face à leur situation préoccupante, avec des pages présentant des éléments-clés de l'intrigue, que ce soit des objets (la R12, la carabine) ou des personnes. Ces coupures sont franchement marquées, visuellement, par une mise en couleur radicalement différente (rouge et noir, vert et noir), qui tranche avec le gris-bleu / noir des pages avec le tandem. Coté lecture, la mise en page est assez audacieuse, puis que l'oeil doit suivre un chemin lui aussi différent pour toutes ces double-pages qui sont presque des interludes, l'une d'elle étant même qualifiée d'"entracte". C'est d'ailleurs l'une des plus originales de l'album.
Il faut aussi dire un mot du lettrage, réellement réussi, et qui participe lui aussi à ancrer l'histoire dans les années 70 où elle se déroule. C'est un autre aspect intéressant de "Lartigues et Prévert", la restitution de cette époque où on fume dans les trains, où les cabines téléphoniques à pièce peuvent devenir le seul moyen de communication... et où la mise en examen s'appelait encore la garde à vue... Graphiquement superbe, "Lartigues et Prévert" n'oublie pas d'être un album au suspense maintenu jusqu'au bout, avec des personnages attachants, solidement construits et aux comportements et réactions crédibles, face aux événements qu'ils traversent. C'est un album extrêmement riche, de la famille de ceux qu'on peut lire et relire en y trouvant toujours autant de plaisir. Regardez dans votre bibliothèque : ces albums sont rares, pas vrai ? Vous pouvez y rajouter "Lartigues et Prévert".
Lartigues et Prévert
Textes et dessins de Benjamin Adam
La Pastèque, 2013 - 130 pages couleur - 23 €