Le pavé du mois e
st sans conteste «
Pierre Goldman, la vie d'un autre », d'
Emmanuel Moynot chez Futuropolis. Un pavé, et un ovni, un peu : 208 pages en noir et blanc, dont une bonne moitié d'entretiens, pour un « livre-enquête à la mesure même du personnage hors du commun que fut Pierre Goldman ». Fils de résistants, militant d'extrême gauche, guérilléro au Vénézuela, ganster, écrivain... Goldman est mort assassiné à Paris en septembre 1979. Jamais les responsabilités de cet assassinat ne furent clairement établies, malgré la revendication d'un commando baptisé« Honneur de la police »... Moynot a construit un récit à la première personne, mais du point de vue de Goldmann. C'est étonnant, dense, prenant, instructif, et nécessite une lecture en plusieurs temps. Cela conduit aussi à se poser la question de savoir ce qui a motivé Moynot à s'emparer d'une telle histoire et à cet égard les dernières pages dessinées « Je ne suis pas Pierre Goldman » (164-167) donnent quelques clés. Mais si vous voulez aller encore plus loin sur cet album et sur Goldman, réécoutez la Fabrique de l'Histoire, diffusée le vendredi 9 mars sur France-Culture (
www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-table-ronde-fiction-du-vendredi-090312-2012-03-09).
L'autre album marquant chez Futuro est le premier volume de «
Békame » signé
Jeff Pourquié et
Aurélien Ducoudray (auteur de l'excellent « La faute aux Chinois »). L'histoire est celle de Bihel, jeune garçon arrivé clandestinement dans le Pas-de-Calais, où habite son frère Ahmed depuis deux ans. Bihel est à la recherche de ce frère avec qui il projette de rallier l'Angleterre. Mais en attendant des jours qu'il espère meilleurs, c'est plutôt le quotidien sordide des sans-papiers que doit subir le jeune garçon. Il trouve tout de même le soutien d'un monsieur Assane, rencontré à l'entraînement de l'équipe de foot des jeunes du quartier, et qui va le ramener chez lui, en attendant qu'il retrouve son frère. Mais quand Bihel y parviendra, Ahmed ne sera plus tout à fait le même... On ne dira jamais assez combien Jeff Pourquié est un dessinateur hors du commun, qui, en quelques cases, sait faire entrer le lecteur dans la tête de ses personnages et partager leurs états d'âme. Et dans ce scénario, superbe, de Ducoudray, directement issu de deux reportages sur les migrants clandestins, ils en ont, des états d'âmes, les personnages... Leurs difficiles conditions de vie sont ici racontées avec justesse et empathie.
On change de regi
stre chez Dargaud, avec
"Atlantique" le deuxième volet de la trilogie des «
Chroniques Outremers », de
Bruno Le Floc'h. On y retrouve le cargo Saroya, en pleine première guerre mondiale, en route vers le Mexique, avec à son bord un équipage aux ordres d'un capitaine charismatique, mais affecté par la maladie, et une poignée de révolutionnaires Mexicains prêts à se saisir d'armes cachées dans la cale du cargo... Il souffle un esprit d'aventure qui n'est pas sans rappeler celui qui hantait les pages de Corto Maltese dans ce périple à la fois historique, romantique (car la Femme n'est pas loin...) et mystérieux. Les images de le Floc'h sont lentes, en contraste avec l'âpreté et le tumulte des éléments dans lesquels il plonge ses personnages. Cet album est certainement le moins « polar » de cette sélection, mais il en utilise certains ressorts, et surtout, il est extrêmement plaisant à lire.
« Naja », de
Bengal et
Morvan, chez le même éditeur, ressort en intégrale, et là
, on est par contre en plein dans le genre : voici une tueuse à gages – Naja, c'est elle – assez particulière, puisque depuis toute petite, elle ne ressent aucune douleur. L'autre particularité c'est son appartenance à un réseau international de tueurs, ultra-secret, où elle occupe la place de numéro 3. Et voici qu'un contrat est mis sur sa tête, et c'est le numéro 1 qui est chargé de l'exécution... Etrange situation, d'autant que le tueur n°2 ne va pas tarder à entrer dans la danse. Cette série de Jean-David Morvan, dont l'oeuvre est parsemée de références au Japon, est assez fascinante et au fil des 5 tomes, il dénoue le fil d'une intrigue qui mène le lecteur par le bout du nez, et lui fait sillonner la planète entière. Le dessin de Bengal, nerveux et tranchant, emprunte pas mal au manga, en particulier dans les nombreuses scènes d'action. L'intégrale propose un épilogue inédit de quatre pages... que je n'ai pas encore lu puisque cette intégrale sort le 20 avril (pas mal, pour les lectures de mars, pas vrai ?).
Une autre i
ntégrale , chez Panini comics, celle des épisodes 1 à 14 du comic choc de
Garth Ennis : «
The Boys ». Sous-titre de ce tome 1 : «ça va faire très mal ! »... Et en effet, ça fait mal... pour les super-héros de tous poils. La série est construite sur une idée basique : les justiciers en costumes sont peut-être utiles à la société, car ils luttent contre le Mal, mais ils ont tendance à ne pas trop faire attention aux dommages collatéraux dans leurs combats contre les super-vilains. Une équipe spéciale de cinq agents de la CIA, menée par « Bill Butcher », est chargée de remettre les « gugusses à super pouvoirs » dans le droit chemin quand ils vont trop loin. Ce qui est certain, c'est que Ennis n'hésite pas une seconde à dépeindre les gentils comme des êtres complètement dépravés, névrosés, sadiques... bref, des modèles pour la jeunesse. Ce premier volume, cartonné et sous jaquette, est agrémenté d'un cahier de croquis de recherches pour les personnages de
Darick Robertson, court mais assez intéressant.
Une autre approche, beaucoup plus subtile, du monde des super-héros via des enquêtes policières les impliquant, est celle de
Brian Michael Bendis et
Michael Avon Oeming, dans leur série «
Powers ». Panini ressort les deux premiers tomes (épuisés) «
Qui a tué Retro-Girl ? » et «
Jeu de rôle », parus initialement à l'aube des années 2000. Là, on suit les enquêtes de l'inspecteur Christian Walker, et de son adjointe Deena Pilgrim.
Dès le premier volume, o
n est au cœur du sujet : une super-héroïne adulée des foules a été retrouvée assassinée, et la police ne dispose que de très maigres pistes. Mais Walker a un peu plus de chance que les autres de pouvoir faire éclater la vérité car il a lui-même été un de ces justiciers encapés, sous le nom de Diamond, et a très bien connu Retro Girl quand il luttait contre les Méchants à ses côtés. Le problème est qu'il reste mystérieux sur ce passé et que sa coéquipière n'est pas au courant, au début... « Powers » est certainement la création la plus originale de Bendis, et fait un peu le lien entre les excellents comics de ses débuts, 100 % polar eux (Torso, Jinx...) et la suite de sa fulgurante carrière comme scénariste de Spider-man, Daredevil, Avengers. On retrouve dans Powers cette mise en page si particulière, avec notamment cette façon de construire des planches entières à partir d'images quasi-identiques, et où le lecteur suit la conversation grâce aux bulles reliées entre elles, et qui le font entrer au cœur des scènes. U
ne ré-invention du plan séquence du cinéma, en quelque sorte. Autre caractéristique, le double niveau de lecture de la page : pendant que l'action principale se déroule sur les deux-tiers de cette page, le dernier tiers est occupé par une autre action, au format strip, relatant, par exemple, des interventions télévisuelles qui commentent l'action principale. Powers fourmille d'idées de ce type, et comme les scénarios sont excellents, vous comprendrez que vous avez là une véritable pépite de la BD américaine, d'ailleurs couronnée d'un « Eisner Award » dès ses débuts en 2001. Cette réédition est une excellente occasion de redécouvrir cette série, et ne vous laissez pas influencer par le trait d'Oeming, qui fait parfois un peu « dessin animé ».
Je terminerai pour cette revue de mars par le superbe album de
Alcante et Fanny Montgermont, paru chez Dupuis dans la collection Aire Libre: «
Clair-obscur dans la vallée de la lune ». L'histoire est celle de Jose Suarez, guide touristique et homme taciturne, presque ombrageux, qui va conduire Joan, une jeune Américaine, sur les hauts-plateaux du Chili, seule, alors que Jose a plutôt l'habitude d'emmener avec lui des groupes de quatre ou cinq touristes. La distance prise au départ par le guide va se muer progressivement, au fil des événements du voyage et des conversations, en proximité avec la jeune touriste, et tous les deux vont ressortir de cette rencontre complètement différents. Joan va devenir celle qui va permettre à José de surmonter un passé qui
le tient en joue depuis trop longtemps, et comme il le pense d'ailleurs « En fait, c'était elle qui était en train de me guider ». Alternant de magnifiques pages de paysages, lumineuses, avec celles des jours anciens, sombres, du guide, et en mettant en scène des personnages féminins d'une grande force psychologique, Alcante et Montgermont donnent à lire un album sensible et sensuel. Ou comment, puisque nous sommes ici sur Bédépolar, une histoire personnelle mal engagée aurait pu virer au roman noir et la déchéance,.. et bascule finalement vers le renouveau et l'espoir. Alors, évidemment, un album qui sort un peu de mon genre de prédilection, le polar, mais qui fait partie de ces bandes dessinées qui emmènent le lecteur ailleurs, loin, et le font avancer.