Ce blog est entièrement consacré au polar en cases. Essentiellement constitué de chroniques d'albums, vous y trouverez, de temps à autre, des brèves sur les festivals et des événements liés au genre ou des interviews d'auteurs.
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Bonne balade dans le noir !

lundi 20 juillet 2015

[Jours de colère] - Men of wrath, de Aaron et Garney (Urban comics)

Observez bien cette couverture. Sur le vitrail, Jesus est là, (lui ou un de ses apôtres), calme et serein. En bon berger il veille sur ses agneaux : il en porte un, tandis que l'autre tend la tête vers lui, dans une posture d'adoration. La quiétude règne. Mais Jesus n'a pas l'air tout à fait dans son assiette. C'est qu'à ses pieds, sous ses yeux, une autre scène se déroule : deux autres créatures, nettement moins calmes et sereines s'affrontent. Deux hommes, dont l'un ambitionne clairement de faire bouffer à l'autre le canon du revolver qu'il tient virilement. Voire de lui exploser la tête en appuyant sur la détente.
Tout laisse à penser que cette scène se déroule dans une église. Et que l'homme au flingue se fout complètement du poids du regard de Dieu sur ce qu'il s'apprête à commettre. Et encore, Dieu ne sait pas tout : l'homme au flingue s'appelle Ira Rath. Et celui qu'il s'apprête à éliminer, c'est Ruben Rath. Son fils. Les histoires de famille sont lourdes et compliquées chez les Rath. Depuis longtemps. Mais avec Ira Rath, on atteint des sommets dans la noirceur. 
Voici un homme dont la colère ne semble pas vouloir s'éteindre, et, qui, il faut dire, porte un nom prédestiné, non ? Ira, c'est presque le Irae du Dies irae, et Rath, c'est encore plus net : voici le Wrath du titre. Ces Men of Wrath, le scénariste Jason Aaron les a imaginés à partir de lointains, authentiques et tragiques épisodes familiaux personnels, et ils ont mené son imagination vers un récit d'une fureur inouïe, comme rarement il est donné d'en lire. 
Mais si le contrat du père sur son fils est le pivot de l'histoire, ce n'est presque "rien" à côté de tous les épisodes qui jalonnent la vie d'Ira Rath : voici un homme dont la vie entière a été marquée par la violence, une violence quasi-génétique, à laquelle Ruben tente d'échapper. En vain ? C'est l'un des autres aspects intéressants de ce comics, qui pose la question de l'héritage familial : peut-on vraiment s'en affranchir ? Couper définitivement le cordon paternel ? Recommencer une vie à zéro ?
Il y a dans ce "Men of wrath" un peu du film de James Foley "Comme un chien enragé" (en vo pas st : "At close range", 1986) où le fils (Sean Penn) découvre petit à petit la pourriture qu'est son père (Christopher Walken). Sauf que là, Ruben Wrath sait déjà quel genre de salaud est son père. Et que le film de Foley, était tout de violence contenue, sous tension, là où "Men of wrath" ne nous épargne visuellement rien. Ou presque...
Avec "Southern bastards" (dont je vous parlais ici il y a peu) Jason Aaron explorait déjà le Sud profond des Etats-Unis, mais, comme il l'écrit dans la préface "Ira et Ruben Rath sont l'aboutissement d'un long cycle sanglant de violence dans le Sud [...]. Et ce qui a commencé par un mouton se terminera avec la mort de tous". Aaron s'est associé pour cette entreprise à Ron Garney : "Ce n'est pas la première fois que Ron Garney et moi nous tuons des gens ensemble". Non. Mais une hécatombe à ce point, ça doit être leur première. C'est tout simplement ahurissant. Et loin d'être simplement gratuit et spectaculaire.
Voilà. Regardez à nouveau cette couverture. Respirez un bon coup. Prêt ?
Tournez la page. 
Amen.

Men of wrath *****
Scénario Jason Aaron et dessin Ron Garney
Urban comics, 2015 - 160 pages couleurs - (Urban indies) - 15 €

dimanche 5 juillet 2015

[Insécurité et karaoké] - Zaï Zaï Zaï Zaï, de Fabcaro (6 pieds sous terre)

Bon. C'est le jour des courses, vous avez rempli votre caddie de choses les moins pourries possibles au supermarché du coin, et ça y est, c'est à votre tour de passer à la caisse. "37 € 50" dit la dame. Et aussi : "Vous avez la carte du magasin ?". Pas de quoi s'affoler, même si on n'a pas ladite carte.
Sauf que cette scène, c'est exactement celle que vit le héros de "Zaï zaï zaï zaï", et qu'à partir du moment où il annonce qu'il n'a pas sa carte... tout part en cacahuète : le voici obligé de fuir à toute jambe, poireau à la main, cet endroit maudit, où le directeur du magasin, appelé par sa caissière, l'a carrément menacé d'une roulade arrière... Dès lors, un engrenage infernal s'enclenche pour le client oublieux, qui devient du jour au lendemain, l'ennemi public numéro 1... La police commence son enquête, la caissière sous le choc tente de se remettre de l'aventure, le poireau, lâché par le fuyard, a été envoyé aux experts scientifiques, la presse débarque pour interroger le voisinage sur le climat d'insécurité qui vient de s'installer... Pendant ce temps, le criminel, dont on apprend assez vite qu'il est auteur de BD - circonstance aggravante - a gagné la Lozère, où on ne capte ni la télé, ni la radio... Va-t-il sortir vivant de cette gigantesque chasse à l'homme ?

Alors là, attention : voici LA bande dessinée de l'année ! Toutes catégories confondues. Fabcaro, auteur d'une pléthore d'albums, le plus souvent publiés par les princes de l'underground (6 pieds sous terre, La Cafetière, Même pas mal, Vide Cocagne...), mais aussi repreneur d'Achille Talon avec Serge Carrère, signe ici une histoire qui tient tout autant de la critique sociologique que du polar (après tout, il y a une traque d'un délinquant dans la nature), et qui fait mouche à chaque page : le système productiviste, la connerie humaine, l'industrie automobile française, la théorie du complot, la menace pédophile, le statut de l'artiste, le racisme ordinaire... tout y passe ! Planche par planche, Fabcaro démonte les mécanismes à l'oeuvre dans les têtes des autochtones de notre bonne vieille France, et à chaque fois, on se dit, hilare, "Ah ouais, la vache, bien vu !". Ou quelque chose du genre. Si l'hilarité nous guette à chaque case, ou presque, c'est parce que tout cela est traité avec un  humour absurde et kafkaïen. Si, ça existe.  Et en fil rouge, on suit la fuite de son alter ego, le dessinateur de BD fugitif, en se demandant où tout cela va nous mener. Ben, au coeur de la chanson française. Entre autres. Graphiquement, c'est en noir et vert douteux, et ça donne ça : 
 Foncez sur cet album, avant qu'il soit épuisé, d'ailleurs, ça se trouve, c'est déjà le cas : ce qui ne serait pas étonnant, car je vous l'ai dit, c'est la bande dessinée de l'année. VRAIMENT !


Zaï Zaï Zaï Zaï *****
Scénario et dessin Fabcaro
6 Pieds sous terre, 2015 – 72 pages bichromie - Collection Monotrème (mini) - 13 €