- Moi, je préfèrerais me
mettre direct une balle dans la tête. Blam !
- Nan. J'aurais trop peur de
me louper. Je me jetterais plutôt sous le train. C'est plus sûr.
- Ouais. Mais il n'y a pas
de train dans la région...
- Y'a que dalle dans cette
région de toute façon...
A Gros Bois, la jeunesse locale
s'emmerde ferme. Et ce n'est pas l'événement annuel, la fête du
jambon, qui va faire tourner les têtes. La bourgade, vue de loin,
ressemble à n'importe quelle autre, avec son épicier, sa coiffeuse,
son maire, ses cultivateurs, ses policiers municipaux... Des gens
normaux. Ou presque. L'épicier est un grand sensible, adepte du tour à
bois à ses heures perdues. La coiffeuse - et ses employées - se
font shampouineuses topless dans un club privé. Le maire aime à déféquer
en plein champ. Les cultivateurs sont des skinheads férus de mode,
et spécialisés dans le pavot. Quant au chef de la police,il préfère
s'occuper de ses petits trafics que d'enquêter sur ces morts
suspectes qui viennent lui gâcher la vie. Car il se passe tout de
même quelque chose dans la contrée : un jeune homme vient d'être
retrouvé au fond d'un ravin de la forêt de Gros Bois. Le troisième
depuis le début de l'année. De quoi perturber la faune locale ?
Faut voir...
Etrange ambiance que celle qui
règne dans cet album de Jérémy Le Corvaisier, et une fois le livre
fermé, on se dit presque qu'on vient de suivre un épisode inédit
de Twin Peaks. La mise en page, et certains choix de cadrage de
l'auteur sont aussi audacieux qu'ont pu l'être ceux de Lynch dans sa
série. Mais une autre référence frappe aussi, d'entrée, c'est la
couverture, hommage direct aux "crimes comics" de l'âge
d'or, où les fictions se voulaient tirées de faits réels,
d'histoires vraies.
Et, à y regarder de près, Gros Bois c'est cela
: le récit d'un fait divers. Mais avec une narration complètement
originale, puisque ce qui pourrait servir de fil conducteur à une
enquête traditionnelle - et donc d'accroche au lecteur - les trois
morts du ravin évoqués dès le début, sont rapidement, et presque
complètement, évacués. C'est donc autrement que par la résolution
d'un mystère que le récit captive : en fait, le récit est mystérieux en
lui-même, par ses conversations bizarroïdes (ma préférée allant
à cette discussion entre les trois virils cueilleurs de fleurs
hallucinogène sur les avantages et inconvénients des vêtements en
lin), par ses tranches de vie villageoises aux portes de la folie. Et
bien entendu, par le dessin de Jérémy Le Corvaisier, précis,
inventif, et suggestif, comme par exemple, cette vue aérienne et
schématisée du village : est-ce un plan géographique ou une vue
microscopique de cellules et vaisseaux sanguins ? Ajoutez à tout
cela une étonnante palette de couleurs (ah, ces chevelures
pétaradantes !) qui ne tombe jamais dans le mauvais goût mais s'en
approche parfois avec délice. Bref, un album de la même famille que
le "Oceania boulevard" de Mario Galli : tout en inquiétude.
Mais avec sérénité.
Gros bois ***
Scénario et dessin Jérémy Le
Corvaisier
Les Enfants Rouges, 2014 - 100
pages couleur - 20,50 €