Le jeune Alec Rindt, et son inséparable
ami Klement Musil, écument le Vienne de 1900 avec toute la fougue,
l'insouciance de leur âge... et l'arrogance que leurs fortune
leur permet. Provocateur et cynique, Alec est le plus virulent des
deux envers cette société Viennoise, où l'Art, selon lui, qui y
règne, bien trop préoccupé par lui-même, en oublie le
peuple...
Une idée germe alors dans son esprit tortueux et torturé,
et il l'expose à son ami Klement un soir d'ivresse : pourquoi ne pas
façonner un innocent, une âme pure, et en faire un criminel,
l'élever lui-même au rang d'oeuvre d'art, subversive et vivante ?
Mais dans quel but, diable ? Pour donner enfin à cette odieuse
société "l'assassin qu'elle mérite"... Et Alec de
mettre illico son plan en action, en jetant son dévolu sur Victor
Wickhoff, un ado des rues dont les parents vivent misérablement. Un
Victor qui n'a encore jamais connu autre chose la pauvreté et le
mépris de ses contemporains...
Tel est donc le point
de départ de cette tétralogie, débutée en 2010 et achevée fin
2016, signée Wilfrid Lupano et Yannick Corboz. Dès le premier
tome, personnages et décors sont - admirablement - plantés, et les
éléments d'une histoire complexe, subtile, et... haletante, se
mettent en place. Et très vite, les femmes vont avoir une importance
capitale dans cette histoire. C'est ainsi que Victor, harponné par
Alec, va connaître les délices de la maison des filles de joie de
Lady Mikhaïlovna, et se retrouver sous l'aile bienveillante et
protectrice de la sensuelle Mathilde. Déjà sous l'emprise d'Alec,
dont il se méfie tout de même encore un peu, il ne va pas tarder à
se jeter lui-même au pied de cette femme tombée du ciel. Tout comme
il ne résistera pas bien longtemps au pouvoir de l'argent, Alec lui
réglant toutes ses ardoises... et l'incitant à se comporter comme
n'importe quel riche de la ville. Le caractère de Victor commence à
changer, et il devient capricieux, jaloux et ne supporte plus sa
famille, pauvre. Et au moment où il s'y attend le moins, son
protecteur lui coupe les vivres... provoquant le coup de sang espéré
par Alec : Victor est en passe de devenir un loup sanguinaire lâché
en pleine ville..
Il nous est ensuite
donné à suivre, dans les trois tomes suivants, la destinée
manipulée de Victor, qui le reverra passer par la rue et la
pauvreté, se laisser gagner petit à petit par la haine des Juifs -
une haine toute neuve qui lui coûtera bien plus que c'est qu'elle
était sensée lui apporter - et suivre la trace d'Alec jusqu'à
Paris, à l'exposition universelle de 1900, où tout se jouera autour
d'autres femmes, encore, et des milieux anarchistes. Et c'est bien là
tout le talent de Lupano : faire vivre leur petites histoires,
magnifiques ou tragiques, romantiques ou sordides, de ses
personnages, au coeur de la "grande" Histoire. "L'assassin
qu'elle mérite" embrasse plus d'un registre, mais demeure
délibérément dans celui du Noir. Historique, évidemment, vu la
période choisie, mais social, également, pour cette même raison :
l'Europe en ce début de 20ème siècle, est celle de toutes les
nouveautés, techniques, artistiques, scientifiques... et la société est en pleine mutation. Lupano ne manque pas non plus de placer
cette superbe série sous le sceau de la littérature, celle-ci en en
est même à l'origine, puisque c'est dans le "A rebours"
de J-K. Huysmans, qu'on retrouve cette phrase : "Alors mon
but sera atteint. J'aurai contribué, dans la mesure de mes
ressources, à créer un gredin, un ennemi de plus pour cette odieuse
société qui nous rançonne".
Et si cette série
fonctionne à merveille, elle le doit aussi, à Yannick Corboz, dont
le trait extrêmement souple, dynamique, est parfait pour les
nombreuses scènes urbaines, mouvementées et populeuses... et toutes
les autres ! Son Vienne et son Paris sont magnifiques, et les
expressions corporelles de ses personnages toujours justes. Et
impossible de ne pas être fasciné par ses femmes froides ou
sensuelles, belles ou laides, bourgeoises ou catins, rebelles ou
soumises... vivantes, quoi !
Un cahier graphique
vient d'ailleurs agrémenter le dernier volume de la série, "Les
amants effroyables", quelques pages illustrant le grand talent
de Corboz.
Les séries qui
tiennent leurs promesses de bout en bout sont rares : "L'assassin
qu'elle mérite" en fait partie, n'hésitez pas, vraiment !
L'assassin qu'elle
mérite *****
Scénario Wilfrid
Lupano et dessin Yannick Corboz -
Vents d'Ouest,
2010-2016 - 48 pages couleur chaque - 14,50 €
1 - Art nouveau (2010)
2 - La Fin de
l'innocence (2012)
3 - Les Attractions
coupables (2014)
4 - Les Amants
effroyables (2016)
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