Pour celles et ceux qui pensent encore que comics = personnages écervelés en costumes bariolés, voici deux albums parus chez Panini qui viennent rappeler que le polar ne se conjugue pas systématiquement sur le mode du super-héros justicier et de ses états d'âmes. En fait, il faut jusqu'à oublier le mot même, héros, car on a plutôt affaire à des hommes ordinaires quand on se plonge dans ces deux oeuvres riches et déroutantes, estampillées du célébrissime label « Vertigo ».
La première, qui vient de paraître, est Luna Park de Kevin Baker au scénario et de Danijel Zezelj au dessin. Elle retrace l'histoire d'Alik Streinkov, ancien soldat de l'armée russe, qui a cru pouvoir exorciser les démons des guerres auxquelles il a pris part, en s'exilant aux Etats-Unis. Mais il n'échappe pas tout à fait à la violence puisqu'il devient un de ces hommes de l'ombre qui oeuvrent pour la Mafia de Brooklyn. Son quotidien est celui de Coney Island, un univers peuplé de manèges en décrépitude dans un parc d'attraction qui tourne à la ville fantôme... Et bientôt il se retrouvera avec sa maîtresse, la troublante Marina, au coeur d'une guerre des gangs, où il devra aussi affronter son passé... et son futur.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce Luna Park ne se laisse pas dompter facilement, et mérite une lecture attentive : l'entrecroisement des époques (première guerre mondiale, Belle Epoque, guerre en Tchétchénie, Etats-Unis de maintenant) et des personnages (avec la figure multiple de la femme aimée à travers le temps) en font une oeuvre assez complexe. Kevin Baker est un romancier (dont la trilogie à succès Dreamland ne semble pas encore traduite) qui signe là son premier scénario, qu'il a bâti avec une volonté d'imbriquer des récits les uns dans les autres, revisitant en partie l'histoire de la Russie. Et en injectant une petite dose de mysticisme et d'onirisme, il fait définitivement passer Luna Park dans les albums inclassables de cette année. Et si le résultat est si fascinant, c'est bien sûr parce que Zezelj, le dessinateur, passe d'un épisode à l'autre de ce récit dense avec une aisance incroyable et que ses planches, réellement splendides, illustrent à merveille le côté sombre de l'histoire. Album hybride mêlant plusieurs genres avec grâce, Luna Park mérite l'attention de tous ceux jusque là déçus par toutes les tentatives de coucher sur les planches la confrontation d'un homme face à son histoire, et face à l'Histoire.Luna Park
Scénario Kevin Baker et dessin DAnijel Zezelj
Panini Comics, 2011 - 160 pages couleurs - 16 € (Vertigo)
Un autre album paru il y a plus d'un an, au cours de l'été 2010, est tout aussi graphiquement magnifique, et s'inscrit lui aussi dans les comics atypiques. Il s'intitule The Mystery Play, et est d'emblée frappé du sceau "thriller psychologique" en quatrième de couverture. Bon, il est vrai qu'il n'y a guère tromperie sur la marchandise, au regard de l'intrigue écrite par Grant Morrison : Dans la petite ville de Townely, un festival de théâtre est mis en place par la municipalité, histoire de ressouder les gens face à la récession et au chômage, et comme le dit le maire « de permettre à la ville de réaffirmer son identité »... Les pièces choisies sont issues du cycle des mystères médiévaux et ont un aspect biblique prononcé. Et voici que l'acteur jouant Satan assassine celui qui joue Dieu... L'étrange inspecteur Carpenter entre à son tour en scène mais son enquête ne va faire que jeter un trouble encore plus grand...
Tout comme Luna Park – et peut être plus encore – c'est par le dessin que le lecteur de The Mystery Play est happé. Jon J Muth offre des planches littéralement peintes – il est d'ailleurs crédité de peintures et non de dessins au générique – d'un réalisme à couper le souffle. Tantôt proches de la photo, tantôt de l'aquarelle impressionniste, elles créent progressivement un climat d'angoisse et de suspicion, et ne font que rarement retomber la tension. Les notions de Bien et de Mal, de folie et de vengeance, traversent de part en part cet album lui aussi hors norme. Hors norme, car après avoir commencé par la narration traditionnelle d'une quête de la vérité sur un meurtre, il bifurque vers la personnalité de l'enquêteur, avant de se conclure sur l'attitude d'une foule sous tension et de ses pulsions... Un autre véritable ovni dans les « crime comics », à (re)découvrir.
The Mystery Play
Scénario Grant Morrison et peintures Jon J Muth
Panini comics, 2010 - 80 pages couleurs - 12 €
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